Jouée par le comédien Vincent Aubert au Musée d’Art et d’Histoire de Genève pour la commémoration de la Journée mondiale de la Croix-Rouge
Ah, monsieur Baumberger !
Entrez, entrez donc, puisque nous l'avons souhaité, dans la modeste chambre d'un homme exilé qui s'apprête, banni de tous, à négocier solitaire le virage ultime de son existence ! Pardonnez ces paperasses. Vous êtes la troisième personne, depuis un quart de siècle, à qui j'ai voulu exhiber ces documents pour moi si précieux. Et vous serez la dernière. Il me reste bien peu d'énergie, monsieur Baumberger. Je tiens à l'économiser. Devant vous se tient un soldat épuisé, aveuglé, meurtri par des combats dont il ignore l'issue.
J’aurais dû rédiger plus tôt mes mémoires. Mon bureau est jonché de feuillets remplis d'événements, de dates et de notations inutiles. Je me retrouve comme le peintre qui n'a su lever son pinceau à temps. A force de vouloir convaincre, on gâche l'épure. De surcroît, ma main, depuis ces vingt-cinq dernières années - depuis que j'ai quitté pour toujours ma Genève natale - mes doigts, se sont insensiblement transformés en autant de serviteurs séniles et maladroits, quand ce n'est pas traîtres, de ma pensée.
Le bon docteur Altherr n'y peut pas grand-chose. Contre l'eczéma, les meilleurs remèdes se révèlent impuissants, ce que m'avait confirmé mon frère Pierre, lui-même médecin. Etymologiquement, l'eczéma signifie « bouillonnement de l'âme ». Eh bien, c'est peu dire que j'ai vécu en perpétuelle ébullition ! Mes doigts s'emballent comme des chevaux fous ou se cabrent soudain, renversant l'attelage de ma calligraphie.
Dire que, jeune homme, je me flattais de pliais la réalité à mes désirs ! Les faiblesses de l'homme, bien davantage que sa volonté, conduisent sa vie. Après tout, n'est-ce pas cet eczéma si mal placé, sur celle de mes mains la plus habile, qui a dessiné une nouvelle géographie à ma vie ? Ne m'a-t-elle pas poussé aux bains thermaux de Rome, Venise, Côme, Baden, Zurich, Eglisau, Stuttgart, Hall, Schinznach, Seewis, Brestenberg - et finalement ici, à Heiden! Et bien avant, au temps de ma main valide et puissante, Dieu sait si mes écrits ne m'avaient pas entraîné, pareils à une voile mal déployée, vers des contrées non préméditées ? Ma main me fait terriblement souffrir. Elle signe à chaque instant le temps qui passe.