Editions Zoé 1986
Le 18 juillet 1982, dans l’arrière boutique d’un établissement du quartier de Cornavin à Genève, un homme, soudain, s’arrose d’essence et met le feu à ses vêtements. Et flambe. Grièvement brûlé, il doit être transporté à l’hôpital.
Qui est cet homme ? Un Kurde du nom de Ahmed Atesh Karagun.
Pourquoi cet acte ? Parce que le couperet du « non » définitif à sa demande d’asile vient de tomber. Son rêve brisé, il ne peut plus qu’allumer sur lui un feu qui a pour seul aliment le désespoir.
A travers l’enquête minutieuse menée par Serge Bimpage, on revit, en sa trajectoire, le destin tragique d’un exilé ici. Parmi tant d’autres. Touchant donc au « problème » des réfugiés dont la Suisse, et c’est le moins que l’on puisse dire, n’a pas lieu aujourd’hui d’être fière, ce récit-témoignage vient en temps opportun.
Bref, un petit livre avisé et courageux. Nécessaire.
Georges Haldas
24 Heures
La Seconde mort d’Ahmed Atesh Karagün, dans 24 Heures
Cendres d'asile
C’est l’histoire d’un homme ordinaire. Un Kurde. Ni héros ni truand, Ahmed Atesh Karagun est simplement un solitaire, parfois un peu colérique.
Un 18 juillet 1982, fait divers dans un bistrot genevois. Quelques dégâts ; un demandeur d’asile est grièvement brûlé. L’enquête établit qu’en réalité, l’homme s’est mis le feu. Journaliste, Serge Bimpage reconnait ce Kurde. Il l’avait rencontré une fois par hasard – une soirée comme on le les oublie pas, un regard qui l’avait marqué au cœur. Pourquoi cet acte ? Une longue enquête est lancée.
« Ce récit est celui du silence. »
Le silence de Karagun, obstinément muet, ce silence, implacable, qui régnait dans la chambre de l’hôtel, Serge Bimpage le rencontrera tout au long de son parcours. « J’ai passé des soirées dans ces misérables chambres de bonnes, dans les greniers de nos maisons bourgeoises, dans les baraquements de saisonniers, à interroger les Turcs et les Kurdes qui avaient quelque peu connu Karagun. En vain. » Alors, le journaliste va essayer d’imaginer son itinéraire intérieur, de faire passer les quelques repères à disposition.
« La seconde mort d’Ahmed Atesh Karagun » n’est pas un roman. Une enquête sobre, ponctuée de documents aride. D’une lecture aisée, un style clair et saccadé de touches qui vont droit au but. Des mots simples, rocailleux comme les pièces du dossier, qui résonnent dans la tête. Bimpage emmène son lecteur avec lui, simplement, dans sa quête difficile. Avec sincérité : « D’horribles doutes m’ont assailli lors de mon enquête. »
Et voila qu’au bout du compte, sous le voile du silence, tant se devine, « Quoi ! cet homme incapable d’avancer le moindre commencement de preuve de souffrance dans son pays allait se plaindre de notre manque de sens humanitaire, à nous Suisses ? » Eh bien : ce désespoir qui le poussera à tenter le suicide, on arrive à le comprendre. L’itinéraire intérieur de Karagun a-t-il été celui-là précisément ? Au fond, c’est secondaire. Ce que Bimpage imagine a, quelque part, valeur de réalité.
On revit donc l’arrivée en Suisse d’un paysan fier, amer des souffrances de son pays, avide d’une nouvelle vie. On imagine son émerveillement devant la propreté, la prospérité. Plus dure sera la chute, entre tracasseries administratives et pression xénophobe. Alors, avec ses compatriotes, « ils cherchent à s’oublier eux-mêmes dans le vacarme des bistrots et le vertige des alcools ».
Une grève de la faim dans un église, et là, le point de non-retour est atteint, lorsque le compte rendu en parvient en Turquie. Karagun risque-t-il la mort s’il rentre au pays ? Les dépêches d’agences énumérées par l’auteur ne suffisent pas à le démontrer. Mais de là à nier le moindre danger…
Et puis, la goutte d’eau qui fait déborder la coupe. Karagun voit sa femme à l’aéroport, à travers une vitre. On empêche celle-ci de sortir, et on la refoule. « Karagun perd-il la tête ? C’est probable. »
Rideau. Karagun obtiendra un permis de séjour, avec sa femme et ses enfants. Pour invalidité.
Alain Maillard
Le Courrier
L’histoire d’Ahmed Karagun, le Kurde exemplaire, dans Le courrier
Le 18 juillet 1982, dans un café du quartier de Cornavin, un homme s’arrose soudain d’essence et flambe. Le scénario d’un polar de mauvais goût ? Pas du tout ! Le geste désespéré d’un Kurde auquel Berne vient de refuser, définitivement, le droit d’asile. Une histoire vraie, brutale, tragique qu’un « petit livre avisé et courageux », selon la formule de Georges Haldas vient rappeler « en temps opportun ».
L’histoire commence à Ahlât, une petite bourgade de deux mille habitants, en plein cœur du Kurdistan. C’est là que naît et grandit Ahmed Atesh Karagun.
En 1925, une terrible répression s’abat sur le village. C’est que, deux ans plus tôt, Mustapha Kemal Atatürk – le père des Turcs – a entrepris de transformer la Turquie en véritable « nation ». Vaste projet soutenu par une volonté impitoyable. Et qui ne tolère aucune opposition. Mustapha Kemal entend bien faire de son pays une puissance « occidentale » à part entière. Dans ce contexte, le Kurdistan fait tache : pays d’islam, il n’a pas sa place dans cette tentative d’imitation du modèle européen. On y envoie donc des soldats : massacres, pillages, viols et tortures. Suivent quelques accalmies, au rythme des Gouvernements civils et militaires qui se succédèrent à Ankara. Jusqu’à cette nuit du 12 septembre 1980, quand les tanks investissent lourdement la capitale : on lâche alors à nouveau l’armée à l’assaut de ce Kurdistan qui a l’outrecuidance de revendiquer son indépendance.
Démocrate sans être activiste dans la résistance, Ahmed Atesh Karagun est passé dans la tourmente et n’a plus qu’une idée : fuir… En pensant à cette photographie jaunie, aperçue – il y a bien longtemps – dans la maison du vieux chef de son village. Une photographie représentant un paysage suisse…
« Niet » fédéral
Serge Bimpage, qui fut journaliste au « Journal de Genève » avant d’entrer à « L’Hebdo », s’est placé dans les traces laissées par Ahmed Atesh Karagun. Remontant le temps, l’histoire et le silence, pour comprendre comment cet homme a pu tenter de s’immoler par le feu, un soir d’été, vingt et un mois après son arrivée en Suisse. Trois classeurs d’interviews, de coupures de presse, de rapports de police et témoignages pour retrouver le fil d’une histoire brutalement interrompue au bas d’un formulaire fédéral, net et sans appel. Inexorablement entraîné dans le dédale des procédures et des recours, Karagun est peu à peu miné par l’attente, l’angoisse et le désir impossible de commencer une nouvelle vie, entouré de Bervian, l’épouse laissée au pays et de ses deux enfants.
Aux limites de l’enquête, du document et du récit, le livre de notre confrère rend également hommage, indirectement, à l’action du pasteur Alain Wyler, qui accueillit dans les locaux de la paroisse des Eaux-Vives, pendant plus d’un mois, quarante Kurdes – parmi lesquels Karagun – qui n’avaient trouvé d’autres recours à leur expulsion imminente que la grève de la faim.
Ahmed Atesh Karagun n’est pas mort. Brûlé au deuxième et troisième degré, il a obtenu un permis humanitaire. Très cher payé, comme le montre « sans passion partisane » mais avec une franchise qui allie la rigueur à la sensibilité, le livre de sa « seconde mort ».
Jean-Bernard Mottet
La Tribune de Genève
La Seconde mort d’Ahmed Atesh Karagün, dans La Tribune de Genève
L’affaire Karagun ? Au départ, il y a un fait divers qui tournera au drame.
Le 18 juillet 1982, dans un bistrot de Cornavin à Genève, un homme s’inhibe d’essence puis boute le feu à ses vêtements. Et flambe comme une torche vivante. Qui est cet homme ? Un Kurde du nom d’Ahmed Atesh Karagun. Pourquoi cet acte ? Parce que Berne vient de lui refuser définitivement l’asile politique.
C’est une vie qui bascule d’un coup. Et une affaire que l’on oublie trop vite. Jusqu’au jour où le journaliste Serge Bimpage décide de reconstituer la trajectoire de Karagun, qu’il nous dévoile sous la forme d’un livre intense, qui dépasse l’enquête journalistique. En alliant documents et témoignages à un récit qu’il romance légèrement, il donne une chair et une âme à un personnage qui jusqu’alors n’existait que dans les dossiers administratifs. Et du même coup, confère au cas Karagun valeur et symbole, d’une actualité brûlante.
Au cœur du Kurdistan
Où commence-t-elle l’histoire d’A.A.K ? Dans une petite bourgade du nom d’Ahlât en plein cœur du Kurdistan, dans les montagnes de Turquie. Et cela a son importance pour le malheur de Karagun. Car, quand le général Evren prend le pouvoir après le putsch militaire de septembre 1980, une répression féroce s’abat sur ce Kurdistan qui cultive depuis longtemps des rêves d’autonomie. Les Turcs cassent à nouveau du Kurde, comme avant 1923. Il y a des peuples qui paient un peu plus cher que d’autres le droit à l’existence. Il ne faudra pas longtemps à Ahmed, jeune paysan kurde très attaché à sa terre, pour le comprendre.
Une vague d’arrestations et de tortures frappe les villages alentour et atteint quelques-uns de ses amis. Karagun n’a plus qu’une idée en tête : fuir ! Avant que le sort ne s’abatte sur lui et sa famille. Mais fuir où ? Il se souvient alors des paroles que son vieil agha lui avait tenues sur la Suisse, terre d’asile par vocation.
Un espoir fou
En débarquant à Genève, A.A.K. cultive un espoir fou. Il est libre, il va chercher du travail et fera venir sa femme dès qu’il le pourra. Mais il ignore qu’il arrive dans un pays de plus en plus sollicité par les réfugiés. Il ignore aussi que la Suisse entretient d’excellentes relations économiques avec la Turquie des militaires. Il ignore surtout que sa situation ne permet guère l’octroi de l’asile aux yeux des autorités.
Le premier interrogatoire de routine, peu après son arrivée, va en effet fixer son sort. : il dira franchement n’avoir jamais été menacé personnellement. Vrai ou faux réfugié ? Les choses ne sont pas si simples. Après les remarques pessimistes des policiers quant à ses chances à Berne, Karagun lâchera cet avertissement prémonitoire : « Si vous ne me gardez pas, je me tuerai ! ».
Triste parcours
La longue attente d’Ahmed Atesh Karagun à Genève va durer deux ans. Triste parcours fait d’angoisse, d’espoir et d’isolement, dont on pressent dès le départ qu’il finira en cul-de-sac.
Son attitude surprend de plus en plus les rares personnes qu’il côtoie, ce qui n’arrange rien. On le surnomme « Ahmed le Taciturne ». Et un fichu caractère avec ça : colérique et porté à la boisson quand rien ne va plus.
De sursis en sursis, de désespoir en grève de la faim, Karagun attend un miracle improbable. Les mois passent et tandis que l’étau se resserre autour de lui, le Kurde se terre, persuadé qu’il est lui-même le responsable de ce fiasco, certain qu’on le guette à chaque instant. Une tension qui frise la folie. Pui les événements se précipitent. Sa femme qu’il a fait venir à Genève est refoulée à l’aéroport et réexpédiée illico en Turquie. Là-dessus, Berne lui signifie un refus définitif. A.A.K s’effondre : il ne peut plus rentrer chez lui et ne peut plus rester en Suisse. Quatre jours plus tard, il décide d’en finir. Un conte oriental qui se termine mal.
Faire vivre une ombre
« Turcs alcoolisés : bagarre au spray ». C’est ainsi qu’une manchette et que la plupart des articles, le lendemain du drame, expédient l’affaire en quinze lignes truffées d’erreurs. C’est en partant d’une indignation que Serge Bimpage se lance sur la piste de Karagun : « Le Kurde n’existait pas. Dès le début, tout le monde a parlé à sa place. Mais dans la langue de bois des dossiers. J’ai voulu faire revivre cette ombre. » Serge Bimpage s’est pourtant bien gardé de tomber dans le piège qu’il dénonce. Et c’est là toute la force de son livre. Ni héros, ni martyr, Karagun est simplement victime d’un monstrueux malentendu qui repose sur l’ignorance. Et sur son propre silence.
Ce qui n’aurait pu être qu’une enquête au ras des faits prend, grâce à une qualité littéraire et à un rythme implacable, des allures de conte noir façon Cendrars
Paul-Henri Arni