José Saramago est un Nobel inquiet dans un monde cruel et injuste
INTERVIEW réalisée en 1999 / Sans illusion, l'œuvre entière de l'écrivain portugais s'acharne à dénoncer cette part de «cruauté sans mobile» que l'être humain porte en lui. Son dernier roman, Tous les noms, s'en prend à la bureaucratisation des esprits.
Au premier abord, il a un petit côté diva. Fatigué, il devait repousser cette interview à la dernière minute. Le jour du nouveau rendez-vous, il a encore retardé l'affaire pour régler son enregistrement à l'aéroport. Et, une fois «coincé», l'écrivain observait son interlocuteur d'un œil de faucon. Mais celui-ci s'est changé aussitôt en un regard d'une profondeur à la mesure de son oeuvre. Comme pour l'écriture, quand José Samarago est là, il l'est complètement. Et le monde n'a qu'à bien se tenir.
Communiste de la première heure né en 1922, José Samarago se définit comme un pessimiste optimiste. Ses livres composent un épuisant mais tonifiant questionnement de la nature humaine. Son dernier roman, Tous les noms, qui vient de paraître au Seuil, dénonce l'enfermement d'une société cruelle et qui ne laisse plus de place au rêve.
- Que pensez-vous de l'état du monde?
- Il m'inquiète et cela m'inquiète. Je voudrais vivre tranquille, mais je ne le peux pas. Le monde est mauvais, injuste, inégal. Si l'égalité est certes une utopie, on peut cependant rêver sérieusement d'un respect humain. Jamais on a autant parlé des droits de l'homme: or, c'est du papier mouillé! Au moment où la science atteint des sommets, le respect est totalement bafoué. Devant tant de violence et de misère, l'égoïsme règne en maître. Ce n'est pas la pensée unique, mais le degré zéro de la pensée.
- Un monde de la cruauté que vous décrivez dans votre roman L'aveuglement.
- Oui. L'homme a inventé quelque chose qui n'existe pas dans la nature: la cruauté. La nature n'est pas cruelle. Le lion ne tue que pour manger. Or, l'homme est cruel sans mobile. Pire, il ferme les yeux devant sa cruauté et se flatte d'être l'être rationnel qu'il n'est à la vérité pas du tout!
- C'est également le thème que vous êtes en train de poursuivre avec votre prochain roman en chantier, La caverne.
- Je l'ai interrompu depuis octobre dernier! J'attends impatiemment que le déluge de conférences et d'interviews s'arrête. Ce roman est tout à fait clair dans ma tête. Depuis Platon, nous n'avons jamais vécu autant dans une caverne qu'aujourd'hui. Les gens sont là, enchaînés, observant les ombres et persuadés que celles-ci sont la réalité...
- C'est dur, la vie de Prix Nobel?
- Franchement, oui! Il est sans doute possible de recevoir le Nobel et de rester chez soi. Pas pour moi. Je me fais un devoir d'accepter les invitations partout dans le monde. Si je ne puis changer le monde, je puis refuser de me changer moi-même! Je reste l'homme engagé que j'ai toujours été.
- La littérature ne peut-elle pas contribuer à changer le monde?
- Je ne crois pas. Ce n'est pas du pessimisme. C'est de l'évidence. Cela dit, il faut être pessimiste, parce que les optimistes, eux, ne veulent pas changer le monde!
- Ne pensez-vous pas, tout de même, qu'un livre qui tombe dans une main peut l'empêcher de frapper?
- Certainement. Mais le problème, c'est qu'il n'y a pas assez de livres pour tomber dans toutes les mains. Et même. On connaît l'histoire de ce nazi qui écoutait du Schubert pendant qu'on envoyait les gens dans les chambres à gaz.
- Vous avez écrit des livres aussi bien subjectifs que réalistes. Vous sentez-vous plutôt Robinson Crusoé ou plutôt Don Quichotte?
- Les deux points de vue ne sont pas incompatibles. Je suis un écrivain réaliste qui extrapole de la réalité. A mes yeux les trois grands auteurs du vingtième siècle qui comptent sont Kafka, Pessoa et Borges. Ce sont ceux qui ont le mieux dépeint l'esprit de notre temps. Tous les trois - surtout Kafka - ont annoncé l'enfer bureaucratique dans lequel nous sommes actuellement plongés. Le bureaucrate, il y a cinquante ans, c'était un pauvre diable qui croyait avoir du pouvoir. Aujourd'hui, c'est un homme dangereux (les bureaucrates sont en train de nous transformer tous en bureaucrates!) mais qui tremble. Le héros de Tous les noms, Monsieur José, passe à l'invention de lui-même. Il part à la recherche d'une femme aperçue dans les lignes de l'un de ses registres. Il part en quête de l'autre, sans savoir qu'il s'agit au fond de lui-même. Une initiation qui aboutira à l'écroulement de l'édifice bureaucratique qui le tenait prisonnier.
- Finalement, vous êtes plus optimiste qu'il n'y paraît!
- Je suis un optimiste pessimiste. Ou le contraire selon l'humeur. Enfin, disons que je suis un homme heureux. Sauf que le monde ne me permet pas de l'être totalement.
A la sortie, le portier de l'hôtel où s'est déroulée cette interview s'approche du journaliste. «Alors, ça s'est bien déroulé votre discussion avec Monsieur Samarago Il est de mon pays. Je le lis depuis que je suis tout petit!» L'anecdote vaut toutes les distinctions du monde.
Serge Bimpage
José Samarago, «Tous les noms», éditions du Seuil, 271 pages.
On lira avec profit: Manuel de peintre et calligraphie (1977), L'Année de la mort de Ricardo Reis (1984), Le Radeau de pierre (1986), Histoire du siège de Lisbonne (1988), Le dieu manchot (1990), L'Evangile selon Jésus-Christ (1991), L'Aveuglement (1995). La liste, bien sûr, n'est pas exhaustive et la plupart des titres sont disponibles au Seuil. - (SBi)