Editions de l'Aire 2011
Ce matin–là, je me souviens m’être regardé dans le miroir. L’image qu’il me tendait ne ressemblait en rien à celle que je me faisais du jeune homme au fond de moi. Je réalisai alors non sans une certaine panique que le temps qui me séparait du jour où je m’étais dit je suis moi était à peu près égal à celui qui me resterait à vivre. Oui, c’est juste après cela que m’attendait le courriel de Nomia. Elle allait rentrer de voyage. Elle avait la ferme intention de me revoir. Te rends–tu compte : nous nous étions perdus de vue depuis une vingtaine d’années et voilà qu’elle sortait du néant, la bouche en coeur ! C’est le passé, lui ai–je fermement répondu, inutile de le remuer. Une fois de retour, pourtant, elle a quand même appelé et elle ne s’est pas gênée d’insister.
Je la revois se déshabiller. Fière, méprisant le froid. Enlever tout ce qu’elle a sur elle. Se débarrasser des stigmates du voyage. Dos au mur, je la regarde. Je voudrais lui parler de mon rêve ; elle évoquerait mon sempiternel déchirement entre le désir monacal et la tentation de l’errance. Au lieu de quoi, je me raconte ce qu’elle est en train de commettre, tente de me convaincre de l’impensable réalité de son départ.
Elle trie ses effets. Les range par piles, soigneusement alignées sur le lit. Les habits qu’elle emportera, ceux qu’elle donnera. Elle n’est déjà plus là. Plus que son mutisme, le dérobement affairé de son corps clame son absence. Il m’abandonne, âme quittant le mort.
Elle enfourne ses effets personnels dans son sac à dos. Avec le même emportement, la même morgue, elle se sépare du manteau gris élimé, du pull en laine d’alpaca que je lui avais offert, du bonnet quechua qu’elle avait marchandé. Enfin, leT–shirt orange qui laissait si bien jaillir les pointes de ses seins et le jean marron qui ne la quittait pas.
La chambre et le silence se confondent, témoins d’un procès muet. Plus rien à plaider, plus rien à espérer. Nous baignons dans l’irrémédiable, la nostalgie, déjà, de ce qui ne se produirait pas entre nous. Je détaille les pieds du lit en fer forgé, montés sur des roulettes rouillées ; la couverture de laine, le dessus de lit en macramé de couleurs vives mais passées ; la lampe, la poignée de la porte ; la tache ocre, au centre du mur crépi à la chaux, prolongée d’une fente dont le dessin suggère un Don Quichotte arrêtant son cheval au bord du gouffre. Elle me précède. S’arrête devant le premier pauvre dans la rue pentue de La Paz. Dépose le paquet de vêtements sous ses yeux estomaqués et poursuit sa route. Je ne lui avais jamais remarqué cette démarche chaloupée, presque débonnaire.
A l’aéroport, elle s’effondre. Se jette dans mes bras, s’agrippe comme à un arbre dont elle ne voudrait pas tomber. Ses larmes coulent dans mon cou, son corps est secoué de spasmes, elle gémit, petite fille qui abandonne avant d’être abandonnée. Jamais je ne l’ai sentie aussi proche comme elle s’apprête à me quitter. Il faut que je reprenne mes études, tu comprends ? Ses cheveux si vivants. La dureté du linoléum, l’indifférence du béton. Une force inouïe nous sépare. Dans sa paume géante, pusillanimes créatures, tous nos plans sont vains. Nous campions chacun sur les certitudes de nos craintes. Nomia ne voulait ni arrêter le monde ni en descendre. Ce train de la réussite, elle comptait bien le prendre. De nos errances à claire–voie, elle n’avait que faire, la marge, elle n’en appréciait que les contreforts.
Sa silhouette hésitante, derrière la vitre de la douane. Deux pas vers moi, trois vers l’avion. Son sourire désolé. Sa main, timide, qui ne sait dire adieu… Je pensais tout cela bien enfoui. Toute cette époque, ces sentiments confus, exaltés, fragiles, sur quoi j’avais construit ma vie comme les végétaux rejoignent la terre. Sur elle, on évolue légers, ignorant de ce qui se trame au dessous. Il est d’inexorables exhumations. »