Le texte suivant a été publié dans le recueil Rencontres aux éditions de L’Aire à l’occasion du Salon du Livre 2008 et du 30ème anniversaire des éditions.
Le sphinx
Au bout du fil, la voix du spectre. Profonde, presque masculine, affable : « Venez dans une heure, j’aurai tout mon temps. »
Je remontais la côte est des Etats-Unis. C’était à mi-hauteur du Main, juste après un repas gargantuesque de lobsters, que m’était revenu à l’esprit l’existence de l’écrivaine, sur la presqu’île de Mounts Deserts. Elle ne figurait pas dans l’annuaire. Je l’avais finalement trouvée sous le nom de son amante et traductrice, Misses Frick.
Quand je suis arrivé devant « Petite plaisance », bâtisse de bois blanc style ma petite maison au Canada, une vieille femme était en train de congédier sa manucure. Petite, voûtée, affublée d’un fichu jeté à la hâte sur ses épaules, elle ressemblait à ma concierge. Mais à sa seule façon de m’inviter à entrer, un subjonctif imparfait dans la phrase, j’ai su que c’était Marguerite Yourcenar, l’unique, la fille de châtelain belge.
Elle évoluait, gracile, parmi ses meubles anciens, ses tapis d’orient et ses gravures de Piranèse avec une autorité naturelle, une noblesse et une grâce ataviques. On le sentait immédiatement : aucun effet décoratif, dans ses objets ; chacun d’eux, ramené le plus souvent de l’étranger, faisait sens. Exactement comme ses paroles, choisies selon des critères allant bien au-delà de la seule communication. J’étais face à un sphinx que le soleil lui-même, au zénith, hésitait à déranger dans ses considérations graves.
Comme je venais d’Europe, elle me demanda avec empressement des nouvelles du continent. En particulier, où en était l’écologie là-bas ; ici, aux Etats-Unis où l’écrivaine militait, la situation était positivement catastrophique. Elle me félicita de voyager, me rappelant la phrase de Maître Eckart qu’elle avait citée dans L’œuvre au Noir : «Le monde est une prison. Comment être assez fou pour mourir avant d’en avoir fait le tour ? » Elle m’encouragea à lire Michima et à me rendre aussitôt au Japon : là-bas et nulle part ailleurs, selon son expérience, se rejoignaient le dehors et le dedans. Enfin, elle sembla se souvenir que j’étais venu pour elle. Avec un sourire d’iguane, elle s’enquerra : « Que voulez-vous savoir ? »
Par le menu, elle épancha ma soif juvénile de tout connaître de la vie d’une écrivaine, n’esquivant ou ne méprisant aucune question. Elle me détailla son emploi du temps, m’expliqua comment, dans un avion qui la conduisait au Japon elle avait décidé de « dire bonsoir » à la machine pour revenir à la bonne vieille plume. Hiératique, elle n’en autorisait pas moins son interlocuteur à pénétrer son intimité, consciente qu’elle révélait bien plus qu’elle-même
Elle craignait, le mot est faible, mais à tort heureusement, de ne pas disposer d’assez de temps vu son âge pour achever le roman qu’elle avait en chantier, Quoi ? l’éternité. Et nous enchaînâmes le plus naturellement du monde sur la mort qu’elle envisageait avec sa sérénité de sage écologiste, éprouvant même, les yeux tournés souvent vers le portrait de l’empereur Adrien, contre le mur de son bureau, une fascination à l’idée que nos molécules rejoignent le grand cosmos pour s’y fondre éternellement.
Nous avons eu un unique échange épistolaire. Après réception de l’article, elle m’écrivit pour me remercier de l’« une des meilleures et des plus simples entrevues qui aient été faites avec moi. » Dans une lettre posthume, publiée au Journal de Genève une semaine après sa mort, je lui dis ma tristesse et celle de tant d’autres d’avoir perdu un sphinx qui prédisait aussi bien le passé que l’avenir, ce qui, à ses yeux revenait au même. Quand il m’arrive de penser à elle, je l’entends m’avouer son drame d’avoir perdu, deux ans auparavant, sa compagne de toujours, grâce à qui je l’avais rencontrée. Plus elle allait, plus elle réalisait le prix de l’amitié. Surtout, répondant à ma question de savoir quelle était la plus grande difficulté du métier d’écrivain, elle m’avait confié ceci qui me resterait pour toujours :
« Misses Frick était mon unique lectrice véritable. Elle me lisait avec l’œil complice de l’amie et de la critique. C’est ce qu’il y a de plus difficile à trouver, pour un écrivain: un ami non seulement capable de vous lire - mais de le faire sans arrière pensée, sans concurrence ! Certains écrivains cherchent cela toute leur vie ! Pensez-y, jeune homme si, comme je le pressens, vous deviez écrire. Et puis ceci encore, si je devais avoir raison : Comme romancier, ne haïssez aucun de vos personnages. Aimez-les comme le père que vous en serez, jusqu’au dernier.»
Le mythe
A l’autre bout de ma vie, à la même époque, ce coup de semonce du rédacteur en chef, comme je débutais. Embarquement immédiat pour le tournage de « Tout feu, tout flamme » de Jean-Paul Rappeneau : « Deux stars en chair et en os, mon vieux. Ca commence bien pour vous ! »
Devant la grille, une limousine m’attendait. La chargée de presse m’y enfourna et la voiture s’ébroua. Au milieu du gazon anglais, le monstre en peignoir : Yves Montand. Pas ma tasse de thé, le style Hollywood. Montand s’en aperçut et je me préparai à être congédié. Au lieu de quoi l’acteur fit les questions et les réponses. Complaisant, le minotaure.
Mais le plus dur m’attendait, même le soleil, genre l’Eté meurtrier, semblait le confirmer. Il ne manquait plus que la gazelle en shorts, j’avais rêvé plus sérieux pour débuter de carrière. Une équipe d’une cinquantaine de personnes s’affairait avec une obséquiosité messianique. Alors, je la vis ! Isabelle Adjani se débattait contre deux malfrats qui tentaient de l’enlever.
Elle hurlait avec une conviction si poignante que je faillis me précipiter à son secours. Chevelure de jais, yeux bleus des mers du sud, la star, sur un signe de la chargée de presse, esquissa quelques pas et sortit du champ de la caméra. Tout se suspendit quand elle se dirigea vers moi et mon sang se figea devant sa robe transparente. Alors, comme elle fit un mouvement de tête pour dénouer son chignon et s’adresser au journaliste avec un naturel qu’aucune autre actrice au monde n’eût été capable de feindre, cependant que le photographe commençait à mitrailler, se superposa un instant le visage de ma propre sœur dont j’avais depuis longtemps constaté avec elle la singulière ressemblance.
En une seconde, une familiarité, une intimité extrêmes nous relièrent. Nous étions soudain comme deux aimants, sa lippe boudeuse, pas plus que l’auréole du soleil irradiant à contre jour son visage de démon adorable ne me désarçonnèrent. Pour moi, moi seul, elle était sortie de l’écran, telle Mia Farrow de la Rose pourpre du Caire ! Sauf qu’ici ça tournait au réel : nous nous parlions par-delà nos rôles respectifs, nous nous frôlions comme deux amants qui s’étaient attendus depuis longtemps, trois mots à peine, deux souffles qui suffisaient à notre reconnaissance, n’éprouvant, pour l’équipe qui nous entourait, qu’une totale indifférence. Et la preuve que je ne rêvais pas vint à point quand le photographe, qui s’était rendu ventre à terre au labo pour tirer les planches contact revint, la mine réjouie.
Isabelle les inspecta, comme Cléopâtre ses troupes. Elle saisit son verni à ongle rouge et se mit à barrer consciencieusement tous les clichés qui ne lui plaisaient pas. Tous sauf un, que celui qui n’y voit pas un signe me jette la première pierre, où nous figurions… elle et moi ! Un seul mot, c’est certain, et elle aurait accepté mon invitation au bar de son palace ; non, un dîner aux chandelles en tête à tête, après quoi nul doute que nous aurions gravi les marches garnies de tapis feutré pour gagner sa suite (mon Dieu comment draguait-t-on une star ?) et ma vie, réalisez-vous cela, eût pris un tout autre court que ni vous ni moi ne pouvons raisonnablement imaginer !
Un mot, un seul, et je ne serais pas là, à m’épuiser à recréer, par ces lignes qui ne me rapporterons pas un centimètre de gloire cependant que j’aurais pu inviter sur mon yacht en mer Egée l’éditeur qui me les commande, la divine Isabelle que je tente parfois d’apercevoir quand je passe à bicyclette devant son appartement genevois de Champel, impitoyablement renvoyé de l’autre côté du miroir, contraint de rejoindre la cohorte des lecteurs frustrés des magazines du soir.
Singulière brûlure que cette rencontre. Elle n’aura duré que quelques secondes ; il faut des années pour se remettre de leur fulgurance. Celle-ci me fait immanquablement songer à ce sik indien, qui avait deviné le prénom compliqué de ma mère : on est dans le domaine du mirage. Le plus rationnel des esprits ne saurait y échapper. Il est condamné, pour l’exorciser, à le raconter. Et à contempler, perplexe, une fois tous les dix ans, la lettre de remerciements de la belle, bourrée de fautes d’orthographe ; et la fameuse photo, sertie d’un cadre rappelant son vernis à ongle qui déclenche, depuis trente ans, les irrépressibles sarcasmes de ma femme.
La réalité
Dire que j’avais complètement évacué Monsieur Biberstein. Lui seul a véritablement changé le cours de mon existence et je l’en avais exclu ! Et voilà que le visage effacé du professeur a ressurgi l’autre jour : devant cet avocat plein de suffisance.
C’était une étude de luxe, tout comme le petit théâtre bourgeois qui faisait l’objet de la convocation, perché sur la colline de Cologny, vue du lac, à un jet de pierre de la maison où Mary Shelley écrivit pour cause d’ennui Frankenstein.
« Alors, comme ça, vous voulez titrer votre roman du nom du théâtre? a dit l’avocat d’un air soupçonneux.
- Oui, et je compte le lui dédier également. Je l’ai connu…
- Le mari défunt de ma cliente n’est pas n’importe qui, voyez-vous. Montrez-nous le manuscrit. »
J’ai refusé tout net. Par principe. Bouleversé par la mort du directeur, j’avais contacté la veuve. Mon livre était une pure fiction sur le thème de l’amitié. Le sujet n’avait strictement rien en commun avec son mort. Touchée, elle m’avait d’abord proposé de nous rencontrer. En lieu et place, une semaine plus tard, je recevais la convocation de l’homme de loi.
La terre basculait. A mon mouvement de générosité se substituait une menace de procès. J’ai d’abord pensé à la mésaventure d’un de mes amis. A la sortie d’un bar, aux Etats-Unis, une voiture attendait, moteur allumé. Elle était occupée par cinq noirs débonnaires. Avisant mon ami, l’un d’eux lui tendit une main joviale. Or, au moment où il la saisit, la main d’acier le maintint prisonnier tandis que la voiture démarrait en trombe, le traînant sur une centaine de mètres. Et puis j’ai pensé… à monsieur Biberstein.
Mon professeur était un grand sec, pâle et sévère. A douze ans, je ne me doutais pas qu’il dissimulait sa timidité derrière l’exigence. En dépit de sa spécialité – les mathématiques – je devinais toutefois une âme sensible, doublée d’une intelligence profonde. Avec nous, il n’avait pas la partie facile. Nous étions une « générale », à mi chemin entre les prestigieuses « latine ou scientifique » et les désolantes « pratique », composées du restant de la colère de Dieu. Pas tout à fait à fait cancres, nous formions incontestablement, par manque de familiarité avec elle, une allègre bande de réfractaires à l’étude.
J’étais moyen. Dans une classe moyenne. Qui devait nécessairement conduire à une vie moyenne. Tout nous rappelait cette évidence : l’attitude exaspérée des profs, leur humour blessant vis-à-vis de nous qui les renvoyions à leur propre moyenne ; notre destin était marqué du sceau d’un futur nullement pavé de roses. Tout comme il était évident que les bourgeois assoient leur cul dans le velours de Gênes tendu par mon artisan de père sur leurs meubles livrés sur une charrette qu’il s’éreintait à pousser. Ils ne remerciaient pas : ils payaient.
Mon père aussi payait, pour son père à lui, lui-même « profession libérale » qui l’avait abandonné. Et sa propre mère aussi, payait. Elle s’était remariée avec un banquier richissime, propriétaire de nombreux immeubles. Au décès de son mari, elle avait renoncé à tout l’héritage, prise de scrupule à l’égard des neveux qui réclamaient leur part. Sauf que mon père n’était pas moyen. Toujours premier de classe. Ses bulletins scolaires étaient remplis de louanges, l’un de ses professeurs l’avait même convoqué à la fin de l’année : le conseil avait décidé de lui offrir une bourse mais il avait refusé tout net. Il ne voulait pas être redevable. C’est ainsi qu’il était entré en apprentissage.
Lorsque Monsieur Biberstein me convoqua à la fin de l’année, en même temps que trois camarades, nous nous sommes demandés quelle faute grave nous avions commise. Je me revois entrer dans la salle de classe en tremblant. Je revois son regard autoritaire. Je ressens sa poignée de main, ferme et militaire. Après un préambule ésotérique, il a déclaré d’un air pénétré :
- Vous trois, vous passerez en « latine ».
Nous nous regardâmes, interdits et idiots. Il nous fallut un certain temps pour comprendre le sérieux de l’affaire - comme il m’a fallu des années pour réaliser combien la décision de Monsieur Biberstein, bien que je ne l’expliquerais jamais, avait infléchi le tracé de mon existence. Pourquoi nous, pourquoi moi, pourquoi tout court? Le mystère resterait à tout jamais entier, enfoui dans le sourire chafouin de mon maître de classe.
Les années qui suivirent se déclinèrent sur des registres contrastés. A l’ivresse ambiguë de frotter mon cul sur les mêmes bancs que les fils des clients de mon père succéda, renforcé par les livres de Paul Nizan et par les professeurs qui nous martelaient que nous formions l’élite future, le sentiment de trahison de classe. Mais bien vite s’imposa cette révélation, à nulle autre comparable : j’appartenais au peuple du livre ! Et surtout celle-ci : écrivant moi-même, d’abord des articles puis des livres, je jouissais d’une capacité d’influence dont mon père était dépourvu.
En son nom et celui de quelques autres, j’ai pu par l’écrit, manière de payer mon tribut, m’indigner, hurler, me révolter, dénoncer - avant que n’advienne, pareillement à ces rêves d’envol où l’on décolle à force d’efforts, la dimension autrement noble de l’écriture, sa face cachée, elliptique, poétique et sublime, qui transcende les contingences : pas plus qu’il n’existe un endroit qui produit du bonheur, comme l’espérait Emma Bovary, il n’est de littérature qui règle ses comptes quelle que soit l’ampleur de l’injustice. Donner à voir les choses autrement, voilà tout le défit de la littérature. Ce que monsieur Biberstein, en me convoquant, m’avait permis de comprendre.
Pour autant, je n’étais pas au bout de mes peines. Pour le fils d’artisan, il restait encore à franchir l’étape douloureusement métaphysique de l’entrée au livre. Souvent, je me tenais au fond de l’atelier pour observer mon père travailler, s’acharner, des clous dans la bouche, sur quelque fauteuil ou sommier ; j’éprouvais pour lui de la peine ; mais en même temps, j’enviais sa capacité de faire corps avec l’ouvrage, de s’abîmer en lui. Pendant ce temps, à des années lumières, je découvrais quant à moi la possibilité de penser que la vie pouvait être absurde ; en un mot ce paradoxe que la lucidité rendait toute réussite amère, tandis que la moyenne laissait toujours espérer quelque chose.
Cette question fascinante me hante fréquemment : que serais-je devenu si je n’avais pas fait d’études ? Aurais-je été plus heureux comme Ulysse a fait un beau voyage - au lieu de me frotter à la vacuité des stars, et de réaliser que le monde est une prison? Un jour, une éditrice a dit que j’étais « un écrivain du père ». Elle avait raison. Quand j’écris, je pense toujours à lui, si simple, si vrai. Je me demande souvent, de nous deux, lui devant son meuble, moi devant la page, qui est le plus heureux ou le plus malheureux…
Mes livres, je crois, tentent de dire tout cela. Le dernier s’appelle Pokhara. C’est l’histoire de deux amis aux trajectoires opposées qui font le bilan au mitan de leur vie. Il y a un peu de mon père et moi. Beaucoup, aussi, de cette interrogation métaphysique qui préoccupait le directeur. En hommage, je voulais titrer mon livre du nom de son théâtre. Grand bien fasse à sa veuve et son avocat : grâce à eux, je me suis souvenu de monsieur Biberstein.
Serge Bimpage