Jamais le professeur Corderey n’aurait imaginé devoir se réfugier à Marmotence, son village d’origine. Jamais, dans son confort genevois, il ne se serait douté de l’existence d’un volcan au Petit–Pays. Jamais il n’aurait pu anticiper cet impensable qui, au niveau d’un individu comme d’une collectivité, peut provoquer des conduites proches de la folie... ou du salut.
« Le couchant commençait à rosir les toits du village qui se rapprochait maintenant. Corderey se figura encore ses citoyens en rangs serrés derrière le renoncement, leur culte farouche de l’indépendance, leur observation inquiète au–delà des frontières. Toutes choses que le touriste ne pouvait percevoir. Pour cela, il lui aurait fallu lire dans l’âme des citoyens. Et qu’y aurait–il vu ? Une crainte sourde et fiévreuse, celle d’une apocalypse qui pourrait se déclencher à tout moment si Dieu, soudain, devait cesser d’aimer le Petit–Pays et le détruire avant de tout recommencer depuis le début. »
Ce livre marque l’aboutissement de la maturité littéraire de Serge Bimpage. Désormais, il le classe parmi les meilleurs auteurs romands de sa génération. Ce dernier peut être fier de cette réussite et goûter avec sérénité aux hommages qui lui sont dus. Le style est maîtrisé, le souffle est là pour écrire au long cours, bref, Serge Bimpage est un véritable « écrivain », titre qu’on ne peut s’octroyer à soi-même par modestie, et qui ne peut venir que de la reconnaissance des autres.
Christian Vellas, écrivain
Article paru dans "Le Regard Libre"
«Déflagration»: la prophétie de Serge BimpageC'est une expérience impressionnante que la lecture de Déflagration. Roman écrit par l’ancien journaliste romand Serge Bimpage, il raconte l’éruption d’un volcan au Nord de la Suisse, qui va provoquer une inondation… et un confinement généralisé. Le livre a été accepté par l’éditeur Michel Moret le 6 janvier 2020. Il a été écrit durant les trois ans qui ont précédé la pandémie. Comme tient à le noter l’auteur dans un avertissement, aucun mot n’a été changé ou ajouté au texte original. Une coïncidence bluffante avec notre présent, et surtout un récit poignant, intelligent et émouvant.
L’histoire est pour le moins originale. Il fallait avoir l’idée, comme on dit. L’idée, Serge Bimpage l’a eue en sirotant un verre de vin blanc, sur sa terrasse en Sicile. Face à son regard, la fumée d’un volcan. «Etait-ce le soleil qui tapait fort, ou la Malvoisie, devant le spectacle du volcan dont le nuage semblait grandir et noircir: j’ai eu peur pour mon pays! Une crainte d’autant plus irrationnelle, bien sûr, qu’il n’y existait pas de volcan, suffisamment forte cependant pour en imposer la métaphore. Si l’on n’y prenait garde, d’invisibles périls menaçaient la minuscule nation au centre de l’Europe.»
Le roman, c’est cette métaphore. Celle qui, avec l’image de l’irruption d’un volcan, donne à voir ce que serait l’irruption de l’inédit, de l’imprévu, de l’impensable et de l’indésirable dans un pays, la Suisse, qui se sent très souvent, trop souvent, à l’abri de tous les dangers et de tous les excès. C’est pourtant déjà un excès de ne pas se sentir concerné par l’adversité, et déjà un danger. Déflagration est également un roman sur le tragique. La mort, l’injustice de la nature, l’interconnexion. Bref, ce qui nous dépasse. Et cette réalité est amenée de manière très concrète et souvent drôle par l’entremise du personnage principal.
«Les chevaliers sont seuls. Ils s’enfoncent dans la nuit, comme Corderey maintenant. On ignore où ils vont, où ils dorment avec ce froid mais on sait qu’ils ne sont pas du genre à se jeter au lac, oh ça non! Ayant fait une brève halte devant quelque échoppe, ici la marchande de marrons, avec son gros chandail de laine qui pue, ils repartent la tête haute, emportant avec eux son sourire et la vision de ses seins généreux qui suffit à leur sommeil provisoire.»
Ce héros, comme il voudrait sans doute lui-même qu’on le qualifie, c’est Julius Corderey, un professeur d’université un peu réac’, un peu pommé, mais qui partage avec ses collègues – qu’il méprise – la quintessence du prof d’uni: un égo surdimensionné. Corderey est un type qui boit à sa propre santé. Sa vie se résume à des réflexions sur le thème auquel consacrer son prochain essai pour vendre un max («Il ne restait qu’à dérouler la pelote. Rappeler nos valeurs. Dénoncer Schengen et en route pour le best-seller»), sur les méthodes à mettre en œuvre pour charmer ses jeunes assistantes ou homologues, sur ce que vont penser ses confrères de ses sorties à propos de l’exception helvétique. Bref, un mec qui aime user de son pouvoir. Mais qui s’est fait larguer par sa femme. Et qui reçoit la plainte d’une étudiante. Le contexte du bouquin, c’est la Suisse orgueilleuse, mais c’est aussi #MeToo.
«Il regarda sa montre. Il n’était que quinze heures. Encore deux à tirer pendant lesquelles le public boirait les paroles de ces clowns.Tenter une main sur son genou. Au dernier rang, il faisait sombre, personne ne s’apercevrait de rien. Mais comment réagirait-elle? Peut-être positivement, Ghislaine lui avait avoué son fantasme de se trouver en pareille situation (ndlr: il s’agit ici de Consuela, une autre).»
Et ce qu’il y a de très bien amené dans cette histoire, c’est que pareillement à l’inondation qui va secouer le «Petit-Pays», l’accusation de harcèlement que va subir Corderey – subir, oui, car la plaignante s’avère être une menteuse – délimitera une «vie d’avant» et une «vie d’après». D’ailleurs, le long roman est divisé en trois parties, «AVANT», «PENDANT», «APRÈS». Une correspondance de plus, évidemment, avec la pandémie que nous traversons et le vocabulaire que nous avons adopté, l’air de rien, dans la vie de tous les jours. Covid, monde d’avant, monde d’après, confinement, quarantaine… Même la phrase de Macron est prophétisée, avec un personnage affirmant que lui et ses congénères sont «comme en période de guerre».
«Sa vie d’avant. Le doyen la lui présentait sur un plateau. Avec les excuses du décanat, assorties de la promesse des pleins pouvoirs pour remodeler le département, alors qu’est-ce que vous en dites? Corderey était resté silencieux. Reprenait-on sa vie comme avant un tsunami? Non, bien sûr, le doyen devait s’en douter. Il en faudrait du temps, pour rétablir sa réputation ternie. Et lui-même n’était pas certain de se retrouver tel qu’en lui-même.»
Quand on dit que la littérature raconte le monde plus que n’importe quel autre médium, eh bien là nous y sommes. Lire Déflagration convaincra toute personne qui ne serait pas encore convaincue de la puissance des romans. «La pensée ne fait pas de miracle. […] L’art va plus vite ou plus profond. Il ne donne à penser qu’en donnant à ressentir, à aimer, à admirer», écrit André Comte-Sponville dans L’inconsolable et autres impromptus, dans le chapitre sur Beethoven. En d’autres termes, l’art anticipe sur la pensée. Serge Bimpage, c’est officiel, a eu l’intuition du grand événement des années deux mille vingt, voire du XXIe siècle.
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Pourtant, quels médias romands en ont parlé? Si peu! Sans-doute préfère-t-on inviter les gens à faire du yoga avec Emmanuel Carrère, plutôt qu’à réfléchir avec Serge Bimpage sur l’exception suisse, dont les deux sens «singularité» et «prouesse» sont encore et toujours à expliquer, critiquer, remettre en perspective… et quoi de mieux que le roman pour cela! Le lecteur y rencontre des choses – un fusil, un chalet, des frontières… un syndic – qui condensent les grands débats nationaux, il assiste à l’évolution psychologique d’un personnage, passant du cynisme à la mélancolie, de l’inconscience amorale à la conscience du tragique. Avec l’idée de «ne pas être le seul à être seul.» Et il lit enfin ce qui est peut-être le plus incroyable des pressentiments de Bimpage:
«Le Petit-Pays n’était plus le chouchou de Dieu. Il se présentait comme l’inverse de ce que les citoyens en avaient attendu. Et qu’en avions-nous attendu? De l’anticipation! Condamné à tout prévoir, notre Petit-Pays excellait dans l’anticipation, au point que nous en étions arrivés à regarder les choses de haut, de si haut que nous ne savions d’ailleurs plus être terre à terre. Et voilà que plus l’eau montait, moins le pays anticipait. Le mal les contaminait tous. Même les jeunes, angoissés de rien, se mettaient à interroger les anciens, et leurs questions ne rencontrant que l’écho désespéré de l’impuissance, le vague à l’âme finissait par les submerger aussi.»
Jonas Follonier
Article paru dans la "Tribune de Genève" et dans "24 heures"
Fable romanesque prémonitoireEt si la Suisse était menacée d’un péril conduisant à confiner ses habitants? Un air de déjà-vu? L’idée de son septième roman est pourtant venue au Genevois Serge Bimpage il y a trois ans lors d’un séjour au sud de l’Italie avec vue sur le Stromboli, et le livre a été accepté par l’éditeur le 6janvier. Une Suisse renommée «Petit pays» s’y trouve aux prises avec une éruption volcanique, que l’auteur a imaginée plus à titre de métaphore que dans une visée d’anticipation. À l’aune de cette nouvelle donne, il examine la vie de l’historien Julius Corderey, professeur réputé, «décoré de l’Ordre des Palmes académiques». Bien installé dans ses certitudes comme dans sa demeure chic de Genève, puis replié dans l’appartement de sa mère décédée après la cinquième rupture avec son épouse, il n’aurait jamais imaginé devoir se réfugier à Marmotence, le village de montagne de son enfance, pour un interminable hiver où il devra même partager son chalet avec une réfugiée venue de Suisse alémanique. Teinté d’ironie, ce foisonnant roman questionne par la multiplicité des personnages, des points de vue et des thèmes la position de la Suisse, les certitudes trop bien ancrées, mais aussi le potentiel de changement d’une telle crise.
Caroline Rieder
Article paru dans "Le courrier"
Petit homme du Petit-PaysSerge Bimpage ne s’en cache pas dans sa préface: il serait fort possible qu’il ait été l’objet de l’intuition d’une catas-trophe imminente en Helvétie quand l’en-vie lui a pris, il y a trois ans, d’imaginer un cataclysme dans son septième roman, ac-cepté par son éditeur tout juste une se-maine après que le premier cas de corona-virus se soit déclaré. Mais qu’importe la fin du monde, l’heure est plutôt à l’humour, grinçant comme le manie si bien l’ancien journaliste, usant d’une verve élégante où l’ironie fait mouche à chaque page.
Déflagration est de ces romans-fleuves qui, malgré quelques longueurs, se targuent de donner naissance à un homme, à sa vie, à son œuvre. Et quel homme! Julius Corderey, professeur d’université, distingué par l’Ordre des Palmes académiques, en-seigne l’histoire de son «Petit-Pays» adoré, vénéré, adulé. On se surprend à rire, presque avec tendresse, de celui qui, bardé de ses certitudes, absorbe sans trop broncher les coups que le sort s’acharne à lui faire tomber sur la tête. Des coups essentiellement portés par des mains féminines, avouons-le. Sa femme le quitte pour la cinquième fois, son assistante joue de toutes les duplicités et se montrerait presque plus intelligente que lui, une étudiante lui prête d’innommables outrages, sa maîtresse le méprise, sa mère se meurt, et la première page de son futur essai, un succès évidemment, reste désespérément blanche. Il faudra qu’un volcan se réveille en Suisse pour que le pauvre hère se sente dans l’obligation de se délester de quelques-unes de ses convictions patriotiques... Pour son plus grand bien, n’en doutons pas.
Amandine Glévarec
Jean-François Duval, écrivain
« Déflagration » de Serge Bimpage (éd. de L’Aire). 535 pages. Cela ne peut être lu en 5 minutes. Ceci dans la tradition réaliste que pratiquait en Suisse romande un Jacques Chessex (par exemple), mais ici avec des pointes d’humour en plus, il est question d’ordinaire et d’extraordinaire. Par exemple, dans laquelle de ces deux catégories rangeriez-vous la Suisse ? Est-ce un pays ordinaire ? Ou extraordinaire ? C’est tout l’enjeu du roman de Bimpage : son protagoniste appelé Julius Corderey et prof d’histoire à l’Université de Genève, va, au fil des chapitres, se métamorphoser intérieurement, se transformer complètement sous la pression, il est vrai, de certains éléments extérieurs tout à fait extraordinaires. Parce que l’extraordinaire aide parfois à mieux mettre en évidence ce qui constitue notre ordinaire. En ce sens, ce roman de Bimpage est aussi une fable, proprement renversante, volcanique. Voit-on la Suisse comme un carcan ? Comme un pays étroit et borné ? Fermé ? Figé, confit dans son passé et ses certitudes ? Alors, qu’on le fasse sauter, éclater, ce carcan ! A cette fin, Bimpage n’hésite pas à créer une situation inédite que ne renierait pas Jules Verne : l’écorce terrestre se soulève du côté du lac de Constance, un volcan jaillit, prend des allures de Stromboli, et la Suisse tout entière se voit soudain menacée de disparition. Le Petit Pays, ainsi qu’il est appelé dans ce livre, pourrait bien couler, être englouti. A moins que… ? Quand on se trouve devant phénomène d’une pareille force volcanique, que faire ? comment réagir ? Si ce « Petit Pays » est doté d’une pareille énergie, aussi volcanique, qu’en faire ? Comment en user ? Certaines déflagrations sont salutaires. Celle-ci le sera-t-elle ? Il faudra suivre le professeur Corderey dans maintes péripéties, pour enfin, avec lui, considérer peut-être le Petit Pays d’un œil nouveau. Salvateur.
Jean-François Duval, écrivain
Article de Gilberte Favre, sur le blog « Itinéraires »
Avec Déflagration**, le très intuitif auteur genevois nous propose une préfiguration du confinement que nous continuons de vivre de part en part de la planète.
Son personnage principal, le professeur Corderey baigne dans le confort douillet de son appartement genevois lorsqu'il doit brusquement se replier dans son village d’origine. Tout cela, par la faute d’un volcan devenu turbulent, au Petit-Pays. Le professeur doit brusquement changer de vie, comme certains après le Covid 19 ou la double explosion de Beyrouth. Mais, chose surprenante, le grand voyageur Serge Bimpage a écrit ce livre avant ces événements.
«Le couchant commençait à rosir les toits du village qui se rapprochait maintenant... Toutes choses que le touriste ne pouvait percevoir. Pour cela, il lui aurait fallu lire dans l’âme des citoyens. Et qu’y aurait-il vu ? Une crainte sourde et fiévreuse, celle d’une apocalypse qui pourrait se déclencher à tout moment si Dieu, soudain, devait cesser d’aimer le Petit-Pays et le détruire avant de tout recommencer depuis le début.»
Savoir que Serge Bimpage a accompli un tour du monde de deux ans en auto-stop. Et que cette expérience – « Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir», écrivait Baudelaire –, inaugurera de très nombreux voyages. Et des livres dont le plus surprenant est Déflagration car en phase avec une actualité inattendue.
Gilberte Favre
Article paru sur le blog de Jean-Michel Olivier:
jmolivier.blog.tdg.ch
Angoisse et tremblements
Cinq ans après La peau des grenouilles vertes*, un polar inspiré par l'affaire de l'enlèvement de Joséphine Dard, Serge Bimpage, ancien journaliste au Journal de Genève, à l'Hebdo et à la Tribune de Genève, nous donne Déflagration**, son livre le plus abouti. Brassant une multitude de thèmes d'actualité (le réchauffement climatique, le mouvement #MeToo, le confinement, la collapsologie), il construit un roman riche et fort qui tient le lecteur en haleine d'un bout à l'autre de ses 500 pages.
Impossible de raconter les détails de cette déflagration sans risquer de jouer les spoilers! Il faut laisser au lecteur le plaisir de se faire mener en bateau, si j'ose dire, par une écriture alerte et surprenante qui vole de péripéties en rebondissements, multiplie les personnages et les intrigues, passe au scanner nos peurs et nos fragiles émotions.
Solidement construit en trois parties (avant, pendant, après), le roman suit les méandres et les doutes de Julius Corderey, professeur d'Histoire à l'Université de Genève et auteur d'un livre qui a fait date, autrefois, Une île au milieu de l'Europe (livre, par ailleurs, dont on ne saura rien). Mais la gloire est lointaine et fugace. Il ronge aujourd'hui son frein entre une épouse, la riche Inès, dont il passe son temps à se séparer, une assistante slave qui lui réservera quelques surprises, des étudiants médiocres et une mère, Amélie, qu'il a reléguée dans un EMS de luxe. Sa vie est une fragile construction qui menace à chaque instant de s'écrouler.
Et, bien sûr, c'est ce qui se passe!
Mais pas de la manière attendue. La première partie, menée tambour battant, repose sur un constat d'échec (sentimental et professionnel). C'est aussi un coup de semonce. Une sorte d'avertissement qui permet à notre professeur, « un peu réac et passéiste » de se réveiller et de trouver la force de se reconstruire, comme on dit aujourd'hui.
C'est alors que la catastrophe survient, parfaitement imprévisible (et à vrai dire quelque peu improbable). Le terre se réveille brusquement et se révolte. Le Petit-Pays, bâti sur une ancienne et profonde faille géologique est pris de soubresauts. Et des torrents de lave se déversent sur le plateau, formant une sorte de bouchon sur le lac de Constance et menaçant d'inonder les grandes villes du pays.images-4.jpeg L'hypothèse est séduisante (même si elle est fragile) et parfaitement d'actualité. Car cette menace conduit les autorités, pour protéger la population, à imposer un confinement qui ressemble beaucoup à ce que nous avons vécu (le roman de Bimpage, commencé il y a plusieurs années, a été rédigé avant la saga du Covid-19 et montre qu'une fois de plus les écrivains sont en avance sur leur temps !). Cette deuxième partie, qui ramènera Corderey dans le village de son enfance, Marmottence, au cœur du pays d'En-Haut, creuse à la fois l'angoisse de la catastrophe imminente et le besoin de retrouver des racines et un socle solide à sa vie (il est « confiné » dans le chalet d'Amélie et retrouve les gestes et les émotions d'autrefois). En plus d'une réflexion sur les changements climatiques, Bimpage aborde le thème des réfugiés, étrangers au petit village, qui viennent chercher refuge à Marmottence.
Quelle conclusion apporter à ce roman touffu et très hégélien (thèse, antithèse, synthèse) ? Après tant de bouleversements, comment ce brave professeur Corderey va-t-il réagir ?
Il a beaucoup changé, comme tous les habitants du Petit-Pays. Il a tenté de faire de l'ordre dans sa vie en se débarrassant du superflu ou du superficiel. L'après va-t-il ressembler à l'avant ? Ce serait dramatique. On sent Bimpage partagé entre son désir de changement (tout recommencer à zéro) et son aspiration à revenir à la vie d'avant (une vie somme toute routinière et bourgeoise). Il y a bien quelques lignes de fuite, en particulier du côté des collapsologues qui se réunissent en secret à Marmottence pour préparer la fin du monde. Mais on sent que l'auteur n'y croit pas. Pas plus qu'il ne croit au retour au status quo ante. Cette conclusion laisse le lecteur dans l'expectative et le renvoie à ses propres interrogations.
C'est un livre important que ce Déflagration de Serge Bimpage — un livre qui ne laisse pas le lecteur indemne et fait trembler en lui des peurs très anciennes et irraisonnées. L'auteur y a mis beaucoup d lui-même et il ne triche pas. Ses personnages nous accompagnent encore bien après que l'on a refermé le roman.
Une réussite.
Jean-Michel Olivier
Article paru dans « Bon pour la tête » Le romancier avait pressenti ce qui nous arrive!
«Déflagration», tel est le titre du roman du Genevois Serge Bimpage, ex-journaliste, devenu écrivain. A lire cette histoire bien tournée, écrite l’an passé, livrée à l’éditeur en janvier (L’Aire), on se pince. Ce diable d’auteur évoque une catastrophe qui s’abat sur la Suisse, différente de celle de ce printemps, mais curieusement semblable dans ses effets sur nos vies et dans nos têtes. Troublant, passionnant.
Tout commence cahin-caha. Un professeur d’université de Genève en est à sa cinquième rupture avec sa femme riche. Son aura académique et sa libido lui donnent quelques soucis. Ce qui ne l’empêche pas de multiplier les aventures avec d’éminentes et parfois dérangeantes collègues. Mais gare à l’étudiante provocatrice… Ses avances même repoussées peuvent très mal tourner. L’air du temps est cruel.
Le personnage, «un peu réac» comme il en convient, a ses certitudes, le «Petit Pays» qu’il étudie est un modèle insurpassable, «une île en Europe». N’allez pas lui dire qu’en dépit de sa prospérité il pourrait se découvrir des lendemains moins idylliques.
Un jour, lors d’un congrès en Espagne, son téléphone vibre. Alarme! Les ressortissants de cet eldorado doivent rentrer dare-dare au pays. Catastrophe naturelle du côté du Rhin. Nuage de cendres, inondations. Retour donc, si possible en montagne. Le prof retrouve le village de son enfance, quelques potes et quelques dames. Tout ce petit monde se retrouve bouclé entre chalets, église, maison de commune et cimetière. Cela se prolonge, les jours et les semaines passent, avec force de discours alarmistes à la télé. Conseillers fédéraux, experts de tout poil, taskforce et compagnie, journalistes, ils s’y mettent tous. En plus l’un des copains retrouvés rappelle sans cesse qu’à tout cela s’ajoute la menace climatique, pire encore. L’ennui, la peur et les bisbilles assombrissent le village. Tous sont saisis de ce que Bimpage appelle joliment la «nostalgiose». Ils se précipitent à la consultation du médecin local. Qui n’en peut plus et ferme le cabinet. Colère. Il est égyptien de surcroît! Ces étrangers, on ne peut pas compter sur eux… Et voilà que des réfugiés arrivent du nord, plus touché. Ils s’installent jusque chez les particuliers, avec leur dialecte impossible et leur goût des saucisses.
Bien qu’une énigme vaguement policière épice le récit, le livre n’a rien d’un roman noir habituel. On sourit très souvent au fil des pages. D’un sourire entendu, devinant ce qui se cache derrière les situations décrites avec légèreté.
Quant à l’Après qui finit par arriver, il ne ressemble bien sûr pas à l’Avant. Les intrigues se dénouent. Le village se vide. Les cours reprennent. Le prof recommande la lecture de son dernier ouvrage sur le Petit Pays, «l’Avenir d’une exception». Chamboulé, le prêcheur des certitudes rassurantes: «On aurait presque pu se réjouir d’avoir connu la catastrophe. N’était-ce pas elle qui nous avait vaccinés, préparés à nous défendre contre des agressions ultérieures et entraînés à relativiser la portée du bonheur comme du malheur?»
Que l’on se rassure, ce livre n’a rien du manuel de survie. Les péripéties amoureuses qui occupent le personnage, avant, pendant et après la catastrophe, l’occupent trop pour qu’il vienne nous faire la morale.
Une question nous taraude après cette lecture. A force de baigner au fil des ans dans les informations catastrophistes de toutes natures, n’aurions-nous pas ressenti, inconsciemment, comme l’envie un brin masochiste d’une accélération, d’un grand choc, d’une bascule soudaine? Bimpage, lui, parle simplement d’une «intuition». Chapeau. Mais on ne va pas faire de lui une voyante.
Jacques Pilet
Déflagration, un regard sur la Suisse actuelle
Le nouveau roman de Serge Bimpage offre un regard sur la Suisse actuelle, l’héritage de son histoire et les enjeux présents et à venir. Une détonation pour réveiller les consciences, des plus larges aux plus fermées
Déflagration, c’est une histoire du Petit-Pays, dans le Petit-Pays. On y suit Julius Corderey, antipathique professeur à l’Université de Genève, désagréablement crédible, un féru d’histoire suisse aux idées bien tranchées qui se verra forcé de se remettre en question. Si, au départ, les malheureux tournants de sa vie personnelle ne semblent pas le toucher à la hauteur de leur gravité, c’est par la suite un volcan qui triomphera de l’esprit fermé du spécialiste.
Une catastrophe naturelle en terres helvétiques
Un volcan en Suisse. Aussi impressionnant que cela puisse être, ce n’est pas le danger le plus menaçant, la flamboyante montagne se contentant de cracher cendres et gaz un peu plus loin, au nord du pays. «Rasez les Alpes, qu’on voie la mer!», l’ironie frappe Corderey, lui qui jadis scandait son mépris à un pays trop petit pour marquer l’Histoire, à présent certain de la perfection inégalable de celui-ci: son petit monde pétri de certitudes s’effondre lorsqu’une menace de mer intérieure fait suite à la première déflagration. Le Petit-Pays n’est plus reconnaissable, ni ses paysages, ni ses habitants en panique. Plus que le théâtre des événements du récit, la Suisse est presque personnage, elle est en tout cas objet de nombreuses discussions et réflexions, source d’amour ou de désintérêt, tour à tour Eldorado, contrée discrète plus à la merci de l’Histoire que membre actif de son écriture, ou encore tortue repliée sur elle-même, vainement craintive de ses bordures extérieures.
Des paysages signifiants
Le Petit-Pays s’habille de deux paysages distincts. D’abord, la grande ville universitaire qu’est Genève, lieu de résidence du protagoniste et point de départ du récit, posant la situation de base du personnage, une vie «parfaite» esquintée par le temps et surtout Corderey lui-même. Rien ne roule plus, tout grince dans le vie genevoise du personnage: amours, travail, réputation et aspirations. Puis, le village de jeunesse retiré qu’est Marmotence, délaissé et figé, s’imposera par la force des événements. Ajoutée à cela, une ville extérieure semble apporter une bouffée d’air frais au personnage avant le drame, Cordoue. Théâtre de conférences universitaires réunissant tous horizons, préservée du tumulte suisse, l’auteur chênois y voit en partie sa commune, une image de Chêne-Bourg, multi-éthnique et culturellement riche. Le récit plonge donc le lecteur dans ces trois espaces, ainsi que dans trois temporalités rythmant le tout: avant, pendant et après. Une idée du temps marqué par la catastrophe qui s’étend à la genèse du roman, remarquable par son indépendance thématique malgré la crise actuelle.
Un récit lucide
En effet, écrit l'an passé, arrivé entre les mains de l'éditeur en janvier, Déflagration impressionne d'abord par sa clairvoyance. Provoqués par un mal certes différent de celui qui nous a surpris il y a quelques mois de cela, les mesures déployées et les états d’âmes des citoyens dans le roman face au chaos font étrangement et précisément écho à notre crise sanitaire, alors que le texte reste inchangé malgré l’apparition des premiers cas. Mais plus que cet instinct avisé, c’est un optimisme profondément ancré qui imbibe ces pages. Et cela sans que l’on s’en aperçoive tout de suite, le début du roman ne laissant pas nécessairement filtrer la notion d’espoir. Un avant en chute libre, un pendant «impensable»; la peur est présente, mais nécessaire, permettant de se préparer au pire, voire d’éviter la source de nos craintes. La peur, la «nostalgiose», le bouleversement, tout cela transforme la vie du protagoniste et ouvre une fenêtre donnant sur un après plus heureux.
L'évolution d'un personnage opiniâtre
Considéré comme son roman le plus abouti par l’auteur lui-même, Déflagration dessine l’itinéraire moral d’un personnage trop bien campé sur ses idées mais qui, malgré son statut privilégié, sa place dans la hiérarchie universitaire et l’expérience des années, suivra un apprentissage forcé et cependant bienvenu. Un changement nécessaire pour éviter le mur qui se dresse droit devant, une leçon de vie à la portée de tout un chacun, peu importe l’âge et la condition. Corderey découvre un Petit-Pays différent de celui qu’il s’efforçait de figer dans ses recherches, où les enjeux s’entremêlent, où l’écologie, l’économie, les droits de l’homme et ceux de la femme, doivent être envisagés en regard. Il prend conscience de l’attitude consumériste actuelle de l’humain, reflétée par son propre comportement prédateur. Il apprend que la menace réelle était terrée au fond de lui, tout comme le danger planant véritablement au-dessus de la Suisse provenait des entrailles de son propre sol. Finalement, une phrase empruntée à Adam Biro marque le récit et résume l’état des choses: «Espérons que nous serons à la hauteur du malheur qui nous échoit». Reprise par le narrateur à la dernière page, le «malheur» laisse place au «bonheur», l’espoir est vivace.
Kelly Scherrer
Entretien avec le comédien Vincent Aubert pour la Compagnie des Mots.
la Compagnie des Mots.