Les années 1945-1965 apparaissent comme une période de gloire pour la Suisse. Notre petit pays n’a-t-il pas vu débarquer, de passage ou pour toujours, les plus grandes personnalités de ce monde ?
Ces visiteurs attirés par l’Eldorado helvétique, le photographe Jean-pierre Grisel les a captés en de saisissants instantanés. Doué d’un sens remarquable de l’image, il a su dépasser la convention journalistique pour chercher l’âme de ses sujets.
Serge Bimpage a tenu à faire connaître ce travail très original pour l’époque. Un geste, une attitude, un détail révélés par l’image en disent souvent bien plus long que l’article sensé les accompagner.
C’est dans ces interstices, qui ne sautent pas immédiatement aux yeux, que s’introduit. Avec une délicate subjectivité, il pousse la porte entrouverte par Jean-Pierre Grisel sur l’univers intime des acteurs, écrivains, hommes politiques, dirigeants et stars qui ont bouleversé notre mode de vie.
Un grand livre. A regarder et à lire.
Marianne Wanstall
Serge Bimpage a l'immense privilège d'être un proche de Nicolas Binsfeld, qui a créé pour lui la couverture de son dernier ouvrage. Cette extraordinaire peinture, qui «grenouille» allègrement d'un vert aguicheur, est à mille lieues de faire le buzz sur le kidnapping de la fille de Frédéric Dard (auteur des San-Antonio) par un caméraman de la TV suisse, dont il est question dans le livre. Cette couverture nous conduit en revanche habilement sur la piste des grenouilles vertes qui se rapportent à la fois aux dollars qui remplissaient les poches des soldats Blancs qui combattaient les Sioux en Amérique et à l'argent qui sert de moteur à l'action d'Edmond, le ravisseur de la jeune Albertine.
Si l'analyse et la psychologie des personnages de son roman sont si fines et abouties, c'est sans doute que Serge Bimpage se destinait à la psychanalyse avant de se tourner vers l'écriture. Si l'on sent aujourd'hui un homme qui a su trouver le juste équilibre entre son métier de journaliste, de «nègre» et d'écrivain - comme Nazowski, le narrateur de son livre - on est en droit de se demander pourquoi diable il s'est mis à ressasser un fait divers qui remonte à 1983? Tout simplement parce qu'au fil du temps il s'est découvert un singulier intérêt pour les proscrits et qu'il a voulu savoir comment ils en étaient arrivés là. En creusant au fin fond de l'âme de ses personnages, il s'est aussi demandé si un romancier avait le droit de tout dire? Il en est arrivé à la conclusion que «les personnes réelles dont on s'inspire - au même titre que les personnages - ont un droit et même une influence sur l'écrivain comme sur son écriture».
S'il cherche à «donner la parole à ceux qui ont vécu un drame et en sont dépourvus», les contacts avec Albertine et Edmond ne sont pas sans incidence sur la propre vie de Nazowski - qui non sans autodérision, se fait appeler «Naz»! Pour mener à bien la commande de son éditeur, Naz passe des heures à sonder le passé et le caractère d'Edmond pour expliquer les ressorts qui l'ont conduit à kidnapper une fille de l'âge de la sienne, car il ne pense pas qu'il soit «un monstre» comme l'a tonné le procureur général lors de son procès. Idem pour les longs moments passés auprès d'Albertine, tant comme «nègre» professionnel, ami et confident que sorte de «psy», pour connaître les multiples étapes qui lui ont permis de se reconstruire après son traumatisme. Mais outre cette héroïne bien malgré elle, le rôle de deux autres femmes est loin d'être négligeable. Il y a d'abord Esther, l'épouse de Naz, toujours prête à le remettre droit dans ses bottes. Elle fait toutefois confiance à son séducteur de mari sachant qu'il fera toujours passer l'éthique professionnelle avant ses propres désirs. Nusch, ensuite, la femme du ravisseur, fière de celui qui ramène de l'argent à la maison mais assez «nunuche» pour fermer les yeux sur sa provenance lorsqu'il lui demande de l'aider à fondre de l'argenterie, produit de son dernier «casse»!
Quand cette obsession de l'argent aura-t-elle enfin fini de pervertir l'humanité? Et si c'était cela le vrai sujet de La Peau des grenouilles vertes?
Quoi qu'il en soit, chapeau à l'auteur pour la chute! Certes, on s'attendait à un revirement dramatique, Naz risquant de ne toucher aucune «grenouille» pour son travail, Edmond et Albertine s'étant rétractés au tout dernier moment et lui interdisant de publier ce qu'ils lui avaient raconté.
Mais si vous voulez la connaître, précipitez-vous pour acheter le livre, la fin est à mille lieues de tout ce qu'on pouvait imaginer. Pas aussi «naze» que ça, Serge Bimpage...en tout cas jamais à court d'inspiration pour nous bluffer!
Marianne Wanstall-Sauty
Entretient avec Amandine Glévarec
Entretien à propos de La peau des grenouilles vertes avec Amandine Glévarec, sur le site littérature-romande.net
Amandine Glévarec – Albertine demande à Naz, votre narrateur, pourquoi il s’est intéressé à son histoire à elle. Je vous retourne la question, pourquoi avoir écrit ce roman en vous inspirant de l’affaire Dard ?
Serge Bimpage – Le choix du sujet est souvent un mystère pour les écrivains eux-mêmes. J’avoue que je ne le sais pas moi-même, ou du moins pas exactement. En tout cas, ce fait divers m’avait marqué à l’époque, il m’a travaillé de longues années sans que je sache véritablement à quel niveau. Il fallait donc que je m’y plonge, que j’écrive dessus pour en exorciser le sortilège. C’est pourquoi je cite cette phrase de Julien Green, en exergue : « J’écris des livres pour savoir ce qu’il y a dedans. » Une chose est certaine, plusieurs de mes livres (La seconde vie d’Ahmed Atesh Karagün,La Reconstitution,Moi, Henry Dunant j’ai rêvé le monde) donnent la parole à des gens qui en ont été privés. ll n’y a rien de pire, pour un homme, que de vouloir exprimer quelque chose d’important sans parvenir à le faire. Surtout quand il a vécu un drame. C’est le cas des protagonistes de ce roman.
A. G. – Il y a une mise en abyme fabuleuse dans votre récit car tous ceux qui connaissent le fait divers réel le reconnaîtront, mais personne ne saura à quel point Naz est inspiré de vous, ni dans quelles circonstances vous avez pu rencontrer les véritables protagonistes. Comment doit-on lire La Peau des grenouilles vertes pour résister au vertige, comme un roman, un documentaire, une autofiction ?
S. B. – Les classifications ne me disent rien qui vaille. Cela dit, vu le degré d’invention, il s’agit bel et bien d’un roman, qui exploite à fond le « mentir-vrai » pour tenter de s’approcher d’une vérité. Car, et c’est ce qui m’a attiré dans ce fait divers, on peut y découvrir plusieurs thèmes métaphysiques, qui se superposent et se répondent : l’obsession éternelle de l’argent, bien sûr, mais aussi le destin « contre nature » de certaines vies, la difficulté de se réaliser au pays du bonheur, la relation entre réalité et vérité. A quoi s’ajoute une problématique plus spécifiquement littéraire. Celle du rapport de l’écrivain à ses personnages. A cet égard, le personnage de Naz m’a été très utile. Il est le vecteur de tous ces thèmes. Comme journaliste, il fut hanté par cette contradiction ontologique entre la relation prétendument objective des faits et ce qui se cache véritablement derrière. Comme « nègre », il se rend compte que tout ce qu’il écrit ne lui appartient pas et qu’il ne pourra jamais en signer l’authenticité. Enfin, comme romancier, il comprendra que si la fiction se rapproche le plus de la vérité, elle ne saurait en garantir la pureté.
A. G. – Pourquoi Naz n’arrive-t-il pas à écrire une pure fiction ? La fiction est-elle toujours inspirée de la réalité ?
S. B. – Je ne connais pas de pure fiction, tout écrivain s’inspire de son vécu, l’inspiration ne tombe jamais du ciel. De plus, Naz n’aurait pas pu inventer l’histoire si rocambolesque de cet enlèvement. En ce sens, on peut dire que le fait divers est plus puissant que la fiction. Au reste, ce n’est pas le fait divers en soi qui intéresse le narrateur – ni moi-même – mais bien les questions qu’il soulève et les vérités qu’il dissimule ou révèle. Fernando Pessoa le dit autrement dansLe livre de l’intranquillité : « Les choses n’ont de valeur que l’interprétation qu’on en donne ».
A. G. – Ce qui nous entraîne dans la question du droit de disposer de la vie d’autrui et de l’intégrer dans une fiction. Pourquoi avoir changé les noms, les professions ? Par pure peur d’un procès ou pour brouiller les pistes ? Une certaine auteure française ne s’est jamais privée de mentionner des noms, au grand dam de son avocate, quelle est la limite à ne pas franchir ?
S. B. – L’auteure à laquelle vous faites (vous aussi) allusion pratique un radicalisme littéraire que je n’approuve pas. Le problème de fond réside en effet dans l’affrontement de deux droits d’égale importance : la liberté d’expression, ou de création, et la protection de l’intimité. L’un ne doit pas prévaloir sur l’autre. Pour ce qui me concerne, la limite est celle du respect. Si l’écrivain aime ses personnages même les plus détestables – conseil et condition pour bien écrire que m’avait prodigué Marguerite Yourcenar à Mont Desert -, il ne cède à aucun moment à la diffamation. C’est ce respect qui invite à déplacer le plus possible, à changer les noms et les professions. Je répète que ce qui intéresse la littérature n’est pas plus la réalité des personnages dont elle s’inspire que celle du fait divers en tant que tel, mais les ressorts humains dans ce qu’ils ont d’universel. C’est pourquoi je désapprouve une démarche qui consisterait à régler ses comptes avec des personnages réels ; elle rendrait un mauvais service à la littérature.
A. G. – Joséphine a très longtemps refusé de parler de son histoire. Je ne vous demanderai pas dans quelle mesure ce qui se passe entre Albertine et Naz à la fin de votre roman est vrai, mais pouvez-vous tout au moins nous préciser si elle a lu votre manuscrit, et si oui ce qu’elle en a pensé ?
S. B. – Tout au long de la construction du roman, j’avais à l’esprit Albertine. Il eût été bien sûr impensable de ne pas tenir compte de la victime. J’ai déployé beaucoup d’efforts pour tenter de me représenter le traumatisme qu’elle avait subi, surtout, comment elle était parvenue à se reconstruire, à faire preuve d’une impressionnante résilience. Sa personnalité poétique et sa seule présence tout au long de la rédaction constituaient un heureux contrepoint au personnage déprimant d’Edmond K. Tout cela en imagination, bien sûr. Elle était là aussi pour me rappeler constamment toute l’horreur du forfait de son ravisseur. J’ai envoyé le livre à Joséphine, mais nous sortons là de la question littéraire.
A. G. – Vous avez le sens de la formule. J’ai été très marquée, entre autres, par cet extrait : « L’affaire Onson, les histoires des autres, elles t’évitent la première personne, Naz. C’est ton crime et ton alibi. » Quel est le crime, et quel besoin d’un alibi ? Que Serge Bimpage cache-t-il pour préférer éviter d’avoir à parler de lui ?
S. B. –Votre question confirme que nous avons bien affaire à un roman, et non à une autofiction ou un récit de vie. Le personnage de la femme de Naz, qui prononce cette phrase, sert à soulever la question du masque chez l’écrivain. Le ravisseur, singulièrement, se fait attraper à cause du masque qu’il porte pour chercher à se dissimuler. L’écrivain, pour toucher à l’universel, doit aussi avancer masqué, éviter de trop parler de lui, de ses propres démons pour laisser la place au sujet et entrer résonnance avec le lecteur. Mais rassurez-vous, je n’ai tué personne !
A. G. – Question subsidiaire : je comprends votre titre car votre roman en donne la référence et l’explication. Néanmoins, pourquoi l’avoir appelé La Peau des grenouilles vertes, alors que finalement l’argent n’est pas vraiment le sujet central de votre livre ?
S. B. – Bien sûr que si ! Voilà un personnage que tout conduit à se persuader que l’argent mettra fin à ses problèmes ! Au point qu’au fil de ses brigandages, escroqueries et contrefaçons, se rendant compte que ce processus diabolique risque de le perdre, il caresse l’idée d’un coup ultime – un enlèvement contre une formidable rançon – pour le tirer de sa double vie. L’argent par l’argent, comme on dit le mal par le mal. En prison, il aura tout le temps de méditer cela. Il sera d’ailleurs bouleversé par la lecture des mémoires du chef sioux Tahca Ushte, en particulier le passage évoquant la malédiction des « peaux de grenouilles vertes » que sont les dollars.
Par Amandine Glévarec
Gilbert Salem
Un "raconteur de vies" décrypte un kidnappeur
Dans son cinquième roman, Serge Bimpage fictionnalise un fait divers retentissant qui a eu lieu en terre romande.
Saisir une affaire criminelle qui a fait sensation dans les médias, l’étudier plus attentivement, puis la retourner comme un gant pour la rendre romanesque. Telle fut en 2007, le succès de Jacques Chessex, avec son Vampire de Ropraz. L’exercice est de plus en plus couru dans la production littéraire, et l’auteur genevois Serge Bimpage vient de s’y distinguer remarquablement, et tout à sa manière.
L’onzième de ses livres – voilà quelque 30 ans qu’il en publie – est un roman dont la narration pivote autour d’une célèbre affaire de rapt qui remonte à 1983. Celui, près de Genève, de Joséphine Dard, fille du grand Frédéric, l’auteur des San-Antonio… Elle avait alors 13 ans quand elle fut kidnappée avec violence par un cameraman de la Télévision romande, qui réclama vainement une rançon, fut finalement attrapé, jugé, emprisonné, puis libéré.
Un «monstre» au passé tragique
En focalisant sa demi-fiction sur le déroulement du procès du ravisseur, qu’il appelle Edmond K., Bimpage fait assister aux séances un narrateur au patronyme de Nazowki, alias «Naze». Un ancien journaliste d’investigation reconverti en «nègre», et qui brade ses talents de chroniqueur en rédigeant pour d’autres des «autobiographies». Au mot «nègre», il préfère pertinemment l’étiquette de «raconteur de vies».
Parmi les autres protagonistes du livre. Joséphine Dard devient une Albertine peu proustienne, dont Naze sera tenté d’écrire les mémoires. Mais c’est le destin dévoyé du ravisseur Edmond K. qui monopolise toute l’attention du lecteur: ce «monstre» comme le désigneront ses juges a eu certes un passé tragique, mais qui ne justifie rien.
Gilbert Salem, Tribune de Genève
Alain Bagnoud
Une ténébreuse affaire
Serge Bimpage a bien eu raison de transformer un fait divers qui l’obsédait en roman. En créant dans son livre un labyrinthe de mentir-vrai, il se pose la question du destin des individus et interroge le réel et l’écriture, grâce à une histoire passionnante.
La peau des grenouilles vertes est en effet inspirée par un fait judiciaire réel, que Bimpage avait suivi professionnellement, il y a des années. L’affaire Joséphine Dard. Joséphine est la fille de Frédéric Dard, le célèbre écrivain qui avait créé San Antonio. La fillette âgée alors de treize ans avait été enlevée dans leur maison de Vandoeuvres.
Serge Bimpage reprend avec fidélité les détails de l’histoire, tout en transposant personnages et lieux. Mais on retrouve l’environnement de l’affaire et les personnalités des protagonistes.
Le portrait du ravisseur occupe une place importante dans le livre. Il faut dire que son profil est atypique. Fils d’une famille noble et importante, que les frasques d’un père écrasant ont appauvrie et détruite, ayant bénéficié d’une éducation aristocratique, il rêve de devenir cinéaste, mais finit caméraman à temps partiel à la télévision suisse romande. Bon mari, excellent père, charmant collègue, il est aussi pendant dix ans, à l’insu de tous, un as du cambriolage. Un virtuose.
Ses tournages pour la télévision lui permettent de repérer les lieux. Il retourne ensuite de nuit dans les demeures qui l’intéressent, photographie des objets de prix: livres anciens, gravures. Puis dansson atelier de bricoleur, il réalise desfac-similés. Enfin, à la faveur d’une deuxième visite, il échange les originaux contre ses artefacts.
La vente des vols à des antiquaires lui permet de mener un grand train de vie. Mais il a peur de se faire attraper et décide de terminer sa carrière criminelle par un grand coup. Un enlèvement. C’est à la faveur d’un reportage qu’il pénètre chez sa future victime. La fille de l’artiste à succès a quasiment l’âge de la sienne. Ça le décide.
Bimpage décrit l’enlèvement, la séquestration, les demandes de rançon en se basant sur la documentation impeccable qu’il a accumulée. Il n’a pas besoin de broder, tant l’affaire, jusque dans ses moindres détails, est d’un romanesque achevé.
Le bandit a préparé minutieusement son coup, avec un luxe de précautions: petit téléphérique pour récupérer le sac d’argent, indications glissées dans le bottin d’un téléphone public, somnifères, appartement loué à Annemasse. Trop minutieusement, même. Ça le perd, finalement. Quand il passe un coup de télé- phone au père depuis une cabine, il revêt un masque de carnaval. Deux amoureux le remarquent, notent le numéro de sa voiture, font le rapprochement avec l’affaire.
nt le rapprochement avec l’affaire. Toute cette histoire est passionnante. Ce qui l’est encore plus, c’est la manière dont Bimpage traite le sujet. Son narrateur, Nazowski, Naze pour les intimes, est un nègre, habitué à rédiger les récits de vie de ceux qui le paient pour ça. Il a suivi jadis l’affaire pour un journal. Depuis, elle le hante. Il en garde le sentiment qu’il n’est pas allé au bout de ce qu’il pouvait dire, qu’il a été cantonné aux faits bruts par les règles de son métier. Et autre chose : « J’ai toujours marqué un faible pour les hommes que le destin force à marcher contre nature.»
On lui apprend qu’Edmond, le ravisseur est sorti de prison. Il le contacte. Tous deux s’entendent à faire un livre de cette histoire, mais Edmond reste à la surface des choses, puis, finalement, renonce.
Naze file alors à Paris, à la recherche de celle qui a été enlevée. Une rencontre et des entretiens suivent. Elle se dévoile, mais finalement, refuse aussi qu’il écrive son histoire. C’est alors que le nègre décide d’écrire un roman.
Ce dispositif narratif introduit le lecteur dans un labyrinthe de miroir. Qu’est-ce qui est finalement vrai? Qu’est-ce qui appartient à la fiction? La transposition romanesque permet à Bimpage de se demander ce que peut l’écriture. Réussit-elle à comprendre les autres en pénétrant dans leur vie comme un voleur pénètre dans une maison qu’il veut dévaliser?
Sous les portraits des protagonistes principaux de l’affaire, dont Naze veut sonder la profondeur pour atteindre une vérité, on reconnaît évidemment les êtres de chair dont les articles ont parlé. On trouve aussi des personnages à clé, facilement identifiables. L’écrivain Claude Delarue est nommé pour l’occasion Claude Duchemin. Nejean Niver, un beau et jeune auteur à succès, auteur d’un roman qui a eu un succèsfou. Ou un cinéaste avec qui le narrateur fait des trajets en train, Jean-Luc Gaddor.
Mais il ne s’agit pas seulement de les mettre en scène. Bimpage, dont le talent est arrivé à plénitude, se sert d’eux pour interroger son art, se demander ce qui, finalement, fonde la littérature.
Ce qui la fonde? Peut-être ce que Gaddor explique dans une formule lapidaire: « L’histoire n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est le regard. »
Voici ce que Naze découvre en écrivant son livre. « La vraie question, ai-je fini par comprendre, est celle du rapport de l’écrivain à son sujet. »
Quant au superbe titre, si vous voulez le comprendre, il faudra acheter les mémoires de Tahca Ushte, chef sioux. Ou en tout cas lire La peau des grenouilles vertes.
Alain Bagnoud.
Source: editions-aire.ch
Jean-Michel Olivier
Une passionnante affaire (Serge Bimpage)
Tout est crypté, ou presque, dans le dernier roman de l’écrivain genevois Serge Bimpage. Le titre, tout d’abord,La Peau des grenouilles vertes*, qui ne trouve son explication qu’à la page 109 (allez-y voir vous-mêmes, si vous ne me croyez pas !). Le nom des personnages ensuite : un écrivain suisse, exilé malheureux à Paris, qui s’appelle Claude Duchemin, fait penser à Claude Delarue, disparu en 2011. Un cinéaste amateur de havanes, rencontré dans le TGV, évoque immanquablement le prophète de la Nouvelle Vague (il s’appelle Jean-Luc Gaddor). Quant à la trame du roman (l’enlèvement de la fille d’un artiste célèbre), elle fait penser à l’affaire Dard, survenue en 1983, à Genève, qui avait fait grand bruit. Ici, Joséphine Dard (voir ici son interview) devient Albertine Onson, et son père Frédéric, Nils Onson. Quant à Bimpage, qui aime les masques et les pseudos, il devient Nazowski (surnommé Naze). Mais ne nous y trompons pas : La Peau des grenouilles vertes, malgré les apparences, n’est pas un roman à clés : c’est une enquête, passionnante et fouillée, autour d’un fait divers qui met en évidence toutes les facettes de l’âme humaine — ses ombres et ses lumières.
Qui est Naze ? Un nègre d’écriture. « Un raconteur de vies », comme il se nomme lui-même. Il a quitté le journal pour lequel il travaillait pour se mettre à son compte, et écrire, car telle est sa passion, et son ambition. Il est le scribe fidèle, le témoin attentif, qui va donner forme (et cohérence) aux vies qu’on lui raconte. Qui connaîtrait Socrate si Platon n’avait pas retranscrit fidèlement ses paroles, et sa philosophie ?
Les nègres sont utiles, et même indispensables, on ne le dira jamais assez…
Mais l’écriture n’est pas qu’une affaire de commande ou de métier. Naze s’en est vite aperçu. Elle plonge en lui ses racines profondes. Autrefois journaliste, puis nègre, il a toujours rêvé d’être écrivain. C’est ici que les choses se compliquent, et deviennent passionnantes.
Fasciné, depuis longtemps, par un fait divers (l’enlèvement d’Albertine Onson), Naze va mener discrètement son enquête, comme un limier, et écouter les témoignages (peut-on parler de confessions ?) des deux protagonistes de cette sinistre affaire. Le nègre, alors, devient psy : il écoute, interprète, essaie de débrouiller l’écheveau si subtil des paroles prononcées. Edmont K., le ravisseur, l’effraie, d’abord, puis joue au chat et à la souris. Aujourd’hui, on le classerait dans la catégorie despervers narcissiques. C’est un manipulateur sans envergure, mais à l’ego tout- puissant. Naze reste fasciné, mais toujours sur ses gardes. Il reconstitue son enfance, les humiliations subies face à son père, ses déboires dans une société où il ne trouve pas sa place. L’arrière-fond criminel est parfaitement décrit, avec empathie, mais sans pathos. Edmont K. est un homme ordinaire, c’est là son drame, attiré par l’appât du gain, inconscient des souffrances qu’il peut (et va) causer.
Le cas d’Albertine est beaucoup plus intéressant. Sa vie croise celle de Naze en plusieurs points : elle devient l’amie de Claude Duchemin, que Naze admire, et qui lui lègue son appartement parisien. L’évocation de l’écrivain suisse exilé (alias Claude Delarue) est belle et émouvante (et pourrait être développée). Elle exerce sur Naze une attraction qui le poussera dans ses derniers retranchements. Car raconter la vie des autres, recueillir leurs paroles, n’est pas sans danger. On en dit toujours trop, ou trop peu. Naze est un scribe fidèle, certes, mais il sent les limites de son métier : la vérité ne se dit pas comme ça. Maquillée, travestie, elle ne sort pas toute nue de la bouche du bourreau, comme de celle de la victime. L’un et l’autre ne peuvent pas tout dire. Seul le roman — par son espace de liberté, ses voix multiples, ses spéculations, ses outrances — peut approcher la vérité du réel.
Et Naze en est le premier conscient…
À qui appartient une vie ? À celui qui la vit ou à celui qui la raconte ?
C’est le dilemme de Nazowski, et l’enjeu central de son livre. Comme Serge Bimpage, il y déploie ses multiples talents : journaliste, il mène une enquête au cordeau, se déplace, interroge les témoins, repère les lieux du crime ; fin psychologue (et maïeuticien), il sait accoucher les personnes qu’il écoute et les comprend sans les juger, comme dirait Simenon ; et en bon écrivain, il donne forme à ce chaos de vérités, serré comme un nœud de vipères, dont il extrait un roman à la fois vif et attachant, parfois désabusé, plein de surprises et de retournements de situation, qu’on ne lâche pas jusqu’à la dernière ligne.
Jean-Michel Olivier
Francis Richard
"Semper longius in officium et ardorem"
"Le combat corps à corps avait recouvert le champ de bataille d'un immense nuage de poussière où les peaux de grenouille verte des soldats tourbillonnaient comme des flocons dans la tempête."
Cette phrase est extraite d'un passage des mémoires de l'amérindien Tahca Ushte, où il raconte la bataille de Little Big Horn. Les soldats blancs venaient de toucher leur solde et leurs poches étaient pleines de billets verts...
Un certain nombre de romans ont pour sujet un fait divers. L'exemple qui vient immédiatement à l'esprit stendhalien est évidemment Le Rouge et le Noir. Mais il est bien d'autres exemples dans la littérature que celui-là.
Serge Bimpage écrit son roman à partir du rapt réel de la fille d'un écrivain célèbre par un caméraman de la télévision suisse. L'affaire, qu'il transpose et qui remonte à un peu plus de trente ans, avait à l'époque défrayé les chroniques genevoises et bien au-delà.
Nazowski, Naz pour les intimes, se voit proposer par son éditeur d'écrire un livre sur un sujet en or, la vie d'Edmond K., qui vient de sortir de prison. Edmond K. a en effet enlevé Albertine, la fille du cinéaste Nils Onson, il y a quelque dix ans de cela.
Naz, après avoir été journaliste, a changé de métier. Il est devenu nègre. Il est passé en quelque sorte de l'écriture sur des faits à l'écriture sur commande. Mais écrire sur Edmond K. est un tout autre défi, parce que ce dernier ne lui a rien demandé.
Considéré comme un monstre, Edmond K. n'a pas eu beaucoup le loisir de s'exprimer sur les motivations de son crime. Le livre commence d'ailleurs par cette phrase : ""D'un monstre, il n'y a rien à entendre!" avait tonné le procureur général."
On ne s'était pas intéressé à la vérité d'Edmond K. à l'époque et on ne s'était pas intéressé davantage à celle de sa victime, Albertine. Naz va donc essayer de reconstituer les faits, de savoir pourquoi et comment ils se sont produits, de comprendre.
Pour cela il va rencontrer à plusieurs reprises Edmond et Albertine et leur donner la figure humaine qui ne leur a jamais été donnée jusque-là dans la presse. Il va entrer dans leur vie, la reconstituer dans leur milieu, avant, pendant et après le crime.
Naz apprend ainsi l'importance, sur la vie d'Edmond, de l'injonction de son aristocrate de père: "Ressemble!"; la peur des hommes, depuis l'enlèvement, qu'éprouve Albertine, la peur "de ce qu'ils veulent prendre", "ces avides".
Ces contacts avec Albertine et Edmond ne sont pas sans incidence sur la propre vie de Naz, sans doute parce qu'il s'investit beaucoup dans cette quête de leur vérité, dans cette plongée dans leurs profondeurs humaines:
"Je voudrais écrire comme un artisan. Tout entier dans le geste. Tandis que le geste d'écrire, hormis ces instants si fugaces qui me soulèvent et font oublier, ne s'accomplit pas sans souffrance."
Si La peau des grenouilles vertes n'est pas la seule motivation d'Edmond K., elle joue un rôle dans son passage à l'acte et elle en joue certainement un autre dans l'existence d'Albertine, son réalisateur de père ayant fait fortune "en racontant la pauvre vie des riches et la riche vie des pauvres".
Quant à Naz, même s'il ne s'est pas spécialement lancé pour l'argent dans sa quête de leur vérité, n'a-t-il pas droit à un peu de la peau des grenouilles vertes pour le temps qu'il perd en s'obstinant à la dévoiler cette vérité, au détriment de ses mandats?
Comme ni Albertine, ni Edmond ne sont finalement d'accord pour que Naz écrive tout ce qu'il apprend sur eux, à défaut d'être leur historien, il se voit en effet contraint de devenir leur romancier, ce qui n'est pas la plus mauvaise voie pour parvenir à la vérité, mais n'est pas sans danger...
Francis Richard