Article publié dans le journal Le Temps, le 26 décembre 2023
Marlon Brando dans sa grotte. Quand je l'ai vu la première fois dans son capharnaüm de livres, plantes, bouteilles, peintures ct objets non identifiables, j'ai pensé au monstre sacré de Apocalypse Now. C'était il y a un siècle. Il faisait trop chaud. Engoncé dans son fauteuil, près de la fenêtre donnant sur la cour qu'il scrutait, il a tourné son regard vers le Kurtz en moi qui mettait sa vie dans cette rencontre. Ce regard, je ne l'oublierai jamais. Pénétrant. Il a saisi le manuscrit que je lui tendais, mon premier, l'a posé nonchalamment sur un coin du bureau et a grommelé du fond de lui-même :
- Racontez-moi ce qu'il y a dedans...
Michel Moret m'a écouté en silence, yeux plissés, sourcil froncé, sourire ou rictus, je ne savais, au coin des lèvres, et quand j'eus fini il a déclaré : - Ça sonne juste, je publie.
Par la suite, ce fut toujours comme la première fois. Pas de chichi, pas de salamalecs, il vous demandait comment vous allez et il s'agissait d'être là, cash, avec lui, complètement. Le reste, il s'en foutait, tout ce qui enrobait et détournait. Direct. Comme la phrase du jour, qu'il aimait à inscrire au tableau noir qui accueillait le visiteur, « Vous voulez être heureux, eh bien, soyez-le ! »
Un jour que nous nous laissions aller à des confidences, au Salon du livre, un petit verre dans le nez, il m'a avoué qu'il aimait... décevoir. Par-là, il signifiait se défier de toute séduction et j’ai compris alors combien la sienne résidait dans ce que Moret, on le prend dans son intégrité absolue, ou on passe son chemin.
Car, éditer chez Moret, c'était remonter le fleuve au cœur des ténèbres. Ça foutait la trouille, c'était sans filet, il ne vous tenait pas par la main. A vous de surveiller vos pas, de tendre l'oreille dans la jungle, cheminant aux côtés du baroudeur. La littérature, il la vivait d'instinct, de biais, tapi dans l'existentielle obscurité. Il sentait, il observait, tous sens en alerte. C'est avec ses tripes qu'il lisait et publiait, en témoignait son merveilleux opuscule Beau comme un vol de canards.
Moret savait combien la littérature, celle qui vous confronte, n'est pas affaire de séduction. Et qu'elle peut s'avérer dangereuse. Il m'est d'ailleurs arrivé de hasarder mes pas dans des contrées litigieuses, nous forçant à quelque halte pour faire le point. Or, ce n'était pas de prudence dont il se souciait, la littérature est imprudence par essence, « Que le risque soit ta clarté » figurait en exergue de sa maison d'édition, mais de la solidité de son auteur. Vous publiant, Moret vous renvoyait à vous-même, le plus beau cadeau qu'un éditeur puisse vous faire.
On descendait profondément chez Moret. On quittait la ville, l'autoroute, le monde de ceux qui prétendaient savoir où aller. On pénétrait le dédale des ruelles où s'aventurèrent Dostoïevski, Gogol, Hugo ou Rousseau pour se retrouver dans la bien nommée rue de l'Union et enfin devant les locaux manufacturiers des Editions de l'Aire. Avec le sentiment de se retrouver. Comme si l'on n'avait jamais fait que cela, chercher un lieu semblable, un antre, habité par un monstre sacré qui, ne se payant pas de mots, vous offrait son hospitalité redoutable.
Alors, l'épreuve du demi de blanc passée et de ses questions mine-de-ne-pas-vous-toucher, faisant de vous ce que vous étiez, Michel Moret se levait. Il déployait son humanité géante, vous tapait sur l'épaule et prenait la décision :
–Viens, on va se taper une fondue !
De Châtel-Saint-Denis ou des Paccots, on apercevait le lac. Moi, je regardais Moret. Ses yeux avides de curiosité, son menton volontaire, son front impénétrable. Il en avait vu passer, des hommes et des désirs, des livres et des plaisirs. J'admirais en lui le fils de paysans, l'ancien postier, puis bibliothécaire avant d'être éditeur : de ceux, vierges d'académie, qui se coltinent à la littérature, la domptent, se l'incorporent pour mieux l'incarner.
De ceux qui, accomplissant leur destin sans crainte ni amertume, absorbent la vie. Comme cette fondue dont il démêlait joyeusement les fils qui nous reliaient, totalement dans le présent de notre conversation. C'était le plus frappant chez lui : sa capacité d'être là, chassant le temps importun, dans le partage avec l'auteur – en même temps que d'anticiper l'avenir, non pas le sien mais celui de L'Aire, d'échafauder des plans de développement. Le prochain mot du dictionnaire sera oxymoret.
Que se passera-t-il après Michel Moret ? Je n'osais poser la question, par respect, par superstition, songeant que je me sentirais bien seul, et beaucoup d'autres. Je me disais qu’on avait le temps, tout le temps de fondues ou de promenades autour de sa grotte pour l'entendre évoquer ce qui seul comptait pour lui : l'émerveillement de la découverte de nouveaux textes. Et sa foi en la littérature en dépit des vents contraires et des faiseurs d'apocalypse.
Serge Bimpage
Journaliste, écrivain