Rencontres avec Marguerite Yourcenar

Rencontre avec Marguerite Yourcenar, dans le Journal de Genève


Cet entretien réalisé chez l’écrivaine, est le dernier paru en Suisse avant sa mort. On y retrouve ses préoccupations majeures portées, dans la vie comme dans les livres, par un refus absolu de toutes les formules. Marguerite Yourcenar Un roc sur une île déserte. Ainsi se figure-t-on Marguerite Yourcenar, fixée depuis trente-cinq ans dans le Maine, aux Etats-Unis, sur une île appelée Monts-Déserts. Sa maison, « Petite Plaisance », est un simple cottage de bois, une ancienne ferme qui date de 1866, composée d’une dizaine de petites pièces pour conserver la chaleur. Point de télévision, chez Marguerite Yourcenar ; une vielle radio oubliée dans un coin fonctionne rarement, seule concession au « monde moderne ». Son univers, ce sont les livres, qui tapissent les murs de chaque pièce et s’empilent en serpentant autour des meubles ; et son décor, les nombreux objets, tapisseries indiennes, gravures de Piranèse, tentures polynésiennes qu’elle a rapportés de ses nombreux voyages. Un intérieur chaleureux, un peu anglais, calme, où méditer paraît aller de soi comme ramasser du bois pour la cheminée ou cultiver son jardin, ce qu’elle fait. Au-dessus de son étroit bureau, recouvert de manuscrits, trônent en évidence trois photographies du buste d’Hadrien jeune.


Marguerite Yourcenar, écrivain subversif

- Pour quelle raison vous êtes-vous installée à Monts-Déserts?

- Par un concours de circonstances. Je pourrais tout aussi bien avoir établi mes pénates en Suède, j’aime beaucoup la Suède, ou bien en Bretagne – ça n’est pas trop près de Paris ! – ou sur une montagne du Kenya. Lorsqu’en 1937 je suis venue par ici, c’était pour rendre visite à des amis ; j’étais venue pour repartir. Après quoi j’ai passé presque deux ans à Capri, puis je suis allée en Grèce. Et c’est à la fin 1939, étant alors à Paris pour un bref séjour et ne pouvant pas rentrer en Grèce parce que je ne trouvais ni visa ni sauf-conduit (l’Italie attaquait déjà la Grèce), que des amis américains m’ont proposé de les rejoindre aux Etats-Unis. Je sui venue avec un passeport valable pour six mois. Les choses s’aggravant en Europe, je suis restée. En 1949, avec Grace Frick, mon amie et traductrice d’alors, nous avons acheté cette maison

Une journée à Monts-Déserts

- N’est-il pas difficile, pour une représentante de la culture française, de vivre éloignée de l’Europe depuis tant d’années?

- Je ne suis pas de culture exclusivement française ! Dès ma jeunesse, j’ai reçu une culture classique, gréco-romaine, puis italienne et très vite extrême-orientale. Mais il est vrai que j’écris en français : les harmonies de la langue de son enfance, on ne les trouve pas ailleurs. A moins de commencer très jeune, comme Conrad qui avait dix-sept ans. Bien que je maîtrise parfaitement l’anglais, ce n’est pas suffisant pour une œuvre littéraire. L’anglais me sert à traduire ou à aider mes traducteurs.

Mais je ne me sens pas non plus terriblement Américaine. L’Amérique n’est pas un pays facile à définir. Qu’est-ce qu’être Américain? Je me sens très bien avec les Américains qui s’occupent d’écologie, se passionnent pour la nature, font des excursions au Tibet ou au Cachemire. J’ai ici de très nombreux amis américains, dont je me fiche de savoir s’ils ont le même poids culturel que les Français ou les Européens : ils sont sur la même longueur d’onde, dans le même champ magnétique. Vous savez, dans ce coin, les grandes familles sont installées depuis 1860 ; je ne vois rien de particulièrement nouveau au Nouveau-Monde de ces gens-là. Quant aux classes populaires, ce sont des Ecossais ou des Irlandais qui sont ici depuis le XVIIe siècle, dont je dirai qu’ils sont aussi sympathiques, perceptifs ou ignorants que les Bretons ou les Valaisans !

- Comment se déroulent vos journées à Monts-Déserts ?

- Tout dépend de la situation. Je vivais ces dernières années avec un ami qui est actuellement malade. La seule personne qui vient passer la nuit – ça m’ennuie de passer la nuit seule dans ce village éloigné – part à sept heures le matin, et je me lève avec elle. Je déjeune, promène mon chien, lis et écris un peu. Enfin je fais ce qu’il me plaît jusqu’à l’heure fatidique du courrier, à onze heures, courrier dont les trois-quarts passent à la poubelle. Vous n’avez pas idée du nombre d’admirateurs ou de fous qui veulent me prouver quelque chose, ni de la quantité d’organisations charitables ou de protection de la nature (j’appartiens à une quarantaine d’entre elle) qui me sollicitent. L’après-midi se déroule de la même façon, sans aucun plan. Et personne, jamais, ne me dérange : lorsque les ouvriers travaillent dans la pièce voisine ou que le jardinier de mes voisins frappe à ma porte, je m’interromps et bavarde avec eux, c’est un enrichissement à l’écriture ; je ne crois pas les écrivains qui prétendent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans une absolue solitude. Puis je reprends mon ouvrage sans difficulté, comme je le fais d’ailleurs en voyage, pendant les heures creuses. En revanche je ne travaille pas la nuit, à partir de huit heures le soir, car si je suis lancée, je reste éveillée. Je suis donc un rythme diurne, sans heure ni programme assigné.

- Je constate que vous n’utilisez pas de machine à écrire.

- J’en utilisais une il y a environ huit ans. Mais durant mes voyages j’en ai cassé successivement trois. Et puis c’est lourd et encombrant, alors j’ai dit bonsoir à la machine. Mon éditeur fait taper mes textes. A mesure que le livre avance, je lui envoie une dizaine de chapitres manuscrits. Je ne vois pour ma part aucune différence : Quand j’écris à la main, je suis forcée de rédiger une belle copie, page par page, ce qui me permet de retoucher ; quand j’écris à la machine, je recopie plusieurs fois le texte. Il est simplement plus difficile de se rendre compte à la main de ce que cela donnera dans un livre.

Le monde : une prison

- Vous terminez actuellement Quoi, l’Eternité ?, ouvrage qui devrait clore une série sur votre enfance. A quoi vous consacrerez-vous par la suite ?

- Quoi, l’Eternité ? est un troisième volume très attendu par mon éditeur, parce qu’il permet d’achever un ensemble appelé Le labyrinthe du monde (les deux premiers volumes étant Souvenirs pieux et Archives du Nord). J’espère finir cet automne. Or j’ai commencé voici deux ans un nouveau livre, que j’ai dû interrompre pour ne pas en mélanger les impressions avec celle de Quoi, l’Eternité ? Je le reprendrai dès que possible : il s’agit du Tour de la prison, sorte de méditation qui débute ici dans le Maine et se poursuivra par le Canada, l’Alaska, le Yukon, San Francisco, puis par la traversée en mer jusqu’au Japon, la Thaïlande, l’Inde, le Kenya et l’Egypte.

- Comment faut-il entendre ce titre, Le tour de la prison ?

- Vous ne le devinez pas ? Le monde est une prison. Shakespeare l’a déjà dit dans Hamlet et je l’ai répété dans les premières pages de L’œuvre au noir. Le jeune Zénon partant pour l’Espagne dit à son cousin et compagnon Maximilien : « Qui serait assez fou pour mourir sans avoir essayé de faire le tour de la prison ? » Le monde n’est pas un endroit très drôle, c’est vrai dans le sens le plus réaliste du mot : presque tous les pays ont des prisonniers politiques qui meurent de faim. Je me suis rendue à Hiroshima pour me recueillir à l’heure où tombait la bombe, et je me suis sérieusement demandé s’il y aura encore des gens sur terre en l’an 2000. Il suffit de polluer un peu plus. Certains pays ont atteint le point de non-retour, tels le Japon précisément, l’Amérique centrale, l’Ethiopie, dont la population ne mourrait pas de faim si on n’avait pas détruit ses forêts.

Une passion pour l’écologie

- Un tel projet est plutôt surprenant. Vous nous aviez habitués à une littérature tournée vers le passé, peu confidentielle et relativement imperméable à l’actualité…

- Alors vous m’avez mal lue ! Je me considère comme l’un des écrivains les plus subversifs qui soient. Dans la vie comme dans les livres, portée par un refus absolu de toutes les formules et de tous les contrôles…Et souvenez-vous que parmi les grands problèmes qui me préoccupent l’écologie prend une place principale. Quant au passé, ce n’est pas lui qui m’intéresse, mais l’éternité. Comme le dit merveilleusement Cocteau « Le temps, c’est de l’éternité pliée ! » Je crois au fond qu’il n’y a pas de passé, que le passé est un présent éternel. Un médecin me faisait récemment constater les phénomènes de cycles chez les petits animaux, les bacilles, les microbes ; c’est probablement là qu’est la réponse. Sans transition prenez Zénon, dans L’œuvre au noir ; ses inquiétudes et ses angoisses sont rigoureusement identiques à celles d’un homme de notre temps…

Le présent, chose friable

- Il demeure que votre intérêt pour le passé, même « éternel », est presque un culte.

- Est-ce que vous mettez Le coup de grâce dans le passé ? J’en ai placé l’intrigue dans le sillage de la guerre de 1914 et de la révolution russe ; il fut publié une vingtaine d’années plus tard, trois ou quatre mois avant la Seconde Guerre Mondiale. Alors bien sûr, le sujet paraît très éloigné, mais n’est-il pas très proche en vérité par le désarroi moral qu’il décrit, fort semblable à celui que nous connaissons aujourd’hui ? De même, j’ai placé Alexis (que je connaissais personnellement) à une autre époque. Le recul est nécessaire pour mieux voir, pour filtrer les impressions trop vives du moment. Je me suis cependant occupé de l’aspectcontemporain des choses dans Le tour de la prison, ce qui m’a définitivement acquise à la conviction que le présent n’est qu’un petit moment dont le panorama, sans que nous nous en rendions compte, nous échappe. Personne ne sait à quel point l’avenir est différent du présent, à quel point le présent est une chose friable. Peut-être qu’avoir vécu un certain nombre d’années permet de voir cela. Et encore : le monde est plein de vieux messieurs très décorés qui croient que tout va continuer tel quel !

- Voir cela, n’est-ce pas entrevoir sa finitude, sa mort ?

- C’est voir la mort. Mais la mort n’est pas nécessairement une finitude, elle est bien sûr une nécessité plutôt désagréable, une nécessité qui appartient à la vie. Mais, sans croire à l’immortalité personnelle, je suis convaincue que la vie continue après la mort, ne serait-ce que parce que nous appartenons à l’univers et que nous y resterons. Souvent je pense à cette charmante réponse de Maître Eckart, quand on lui demandait où va l’âme après la mort : « Je ne vois aucune raison pour qu’elle aille nulle part ! », ce qui était parler en philosophe parce que du moment que l’âme est une entité abstraite, on se demande pourquoi diable elle prendrait un billet d’avion ! Je ne vois pas, pour ma part, que quelque chose disparaisse. L’atome et les molécules sont éternels, pour autant que le mot « éternel » ait un sens ; ils continueront d’exister et par conséquent « nous » avec.

Serge Bimpage